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Le clivage entre la Chine et l’Occident est central aujourd’hui pour comprendre les dynamiques géopolitiques contemporaines. Cette opposition historique est toujours évoquée dans la narrative chinoise du PCC sous le vocable « siècle de la honte ». Et ce sont les guerres de l’opium qui ont marqué le début de cette humiliation. L’étude de ces évènements donne donc une perspective essentielle pour comprendre ce clivage et les actions qui en découlent. L’évocation actuelle d’une « nouvelle guerre de l’opium » comme revanche de la Chine sur l’Occident renforce également l’importance de ces évènements sur le plan géopolitique.

Les guerres de l’opium, toujours d’actualité après 250 ans ?

Jean-Yves Le Drian a déclaré que la période de guerre de l’opium est « essentielle pour comprendre la dynamique qui porte aujourd’hui la Chine, dont la puissance et le rayonnement irriguent désormais l’agenda international et a fortiori celui de l’action extérieure de la France ». Cette déclaration souligne la symbolique forte que représente cet évènement dans les rivalités sino-occidentales contemporaines.

Le PCC a une volonté très forte d’effacer ce siècle de la honte, qui a commencé avec le traité de Nankin en 1842 à la fin de la première guerre de l’opium. L’étude de cet épisode permet donc une lecture plus fine des narratives chinoises comme occidentales. De plus, la situation des États-Unis, face aux overdoses de fentanyl, drogue importée de Chine, rappelle cruellement ces épisodes. Ce cas est souvent analysé comme « la nouvelle guerre de l’opium », où les rôles sont inversés.

Cet article a donc pour but de détailler les deux guerres de l’opium qui ont lieu en Chine et leurs conséquences sur les rivalités géopolitiques contemporaines, ainsi que sur la problématique des overdoses aux États-Unis. L’exemple des guerres de l’opium est facilement déployable en copie et atteste d’une compréhension éclairée de la narrative chinoise et de l’agenda du PCC.

Le contexte géoéconomique et géopolitique du XIXe siècle

Pour comprendre les causes de la première guerre de l’opium, il faut remonter à 1783 avec l’indépendance des États-Unis. Le Royaume-Uni, privé alors de ses colonies les plus prospères, est contraint de chercher de nouveaux débouchés économiques.

À cette période, contrairement à l’Inde colonisée, la Chine est un empire plutôt cloisonné et les rapports commerciaux avec l’Europe sont unidirectionnels. Seul le thé est exporté de la Chine et les importations sont très faibles. En effet, depuis 1760, les marchands étrangers sont confinés dans des « factoreries », entrepôts des négociants de Canton quasi exclusivement. Ils ne pouvaient pas sortir sans autorisation et n’avaient des relations commerciales qu’avec les « Cohong », des marchands chinois privilégiés.

Ce système s’appelait « système de Canton ». L’enjeu pour les Britanniques était donc simple : rééquilibrer la balance commerciale avec la Chine qui était largement bénéficiaire. La stratégie britannique a donc été de pénétrer le marché chinois en vendant de l’opium produit en Inde, sa colonie voisine de l’Empire chinois.

La première guerre de l’opium

Entre 1836 et le 3 novembre 1839, après de multiples embargos chinois face aux vagues d’addictions, des négociations sous tensions et des légères escalades, le désaccord est trop grand. Charles Elliot, surintendant principal du commerce à Canton, lance alors une bataille navale après l’interdiction d’import d’opium sur le territoire chinois. L’armée britannique rentre alors dans l’embouchure de la rivière des Perles. Cette guerre est rapide, l’armée chinoise est mal entraînée et mal équipée face à l’Empire britannique, sa marine puissante et son artillerie lourde.

Les 4 000 fusiliers marins britanniques et les navires à vapeur de l’Army ont rapidement permis aux Anglais d’occuper quatre ports (Zhoushan, Xiamen, Ningbo et Shanghai) et l’île de Hong Kong. La guerre s’arrête quand l’amiral de l’Army britannique occupe Nankin. Le fameux traité de Nankin, marquant le début du « siècle de la honte », est signé le 29 août 1842. La défaite est lourde pour la Chine :

  • ouverture des cinq ports, dont celui de Shanghai ;
  • désintermédiation des Cohong dans les relations commerciales ;
  • 21 millions de dollars d’indemnités ;
  • tarifs douaniers plafonnés à 5 % ;
  • cession de Hong Kong.

 

La conséquence la plus grave n’était pas stipulée dans le traité, mais pour ce qui était de l’opium, son commerce était désormais autorisé de fait.

Deuxième guerre de l’opium et traités inégaux

En 1856, après une escalade à la suite de la perquisition d’un bateau par la Chine à Canton, le Royaume-Uni bombarde le port et finit par l’occuper. Cette deuxième guerre dure quatre ans et, à partir de 1858, la France et les États-Unis s’engagent également sur le plan militaire. Une expédition comprenant des dizaines de navires à vapeur, avec à bord 10 500 soldats anglais, 2 500 mercenaires cantonais et 6 300 soldats français, attaque la Chine au Nord pour remonter jusqu’au port de Pékin (1860).

Les Traités de Tianjin en 1858 et celui de Pékin en 1860 sont les plus importants d’une liste beaucoup plus longue que l’on nomme « traités inégaux ». À chaque fois, la Chine se soumet, cède des ports, des concessions, réduit ses taxes et accepte l’import d’opium au détriment de la santé de sa population.

Quelques chiffres permettent d’illustrer à quel point ces deux guerres ont permis au trafic d’opium de prospérer. En 1880, la Chine importe 80 000 caisses d’opium, soit 39 % des importations (contre 4 000 caisses en 1819). En 1905, on estime à 10 % la proportion d’opiomanes chez les hommes adultes.

C’est ainsi que l’opium est devenu un des fléaux dont le pays allait souffrir durant un siècle. La douleur de cette humiliation est encore vive aujourd’hui en Chine, alimentée par le PCC qui souhaite prendre sa revanche sur l’Occident.

Une douleur aujourd’hui instrumentalisée et ravivée

D’après le Dr Kadir Temiz, « les expériences historiques de n’importe quel État dans le monde façonnent généralement sa construction identitaire dans la patrie ». La légitimité du pouvoir de la Chine reposait depuis Deng Xiaoping sur le développement économique du pays.

Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Le ralentissement de la croissance force le PCC à activer le levier symbolique et l’histoire pour maintenir cet accord tacite avec sa population. Le récit victimaire de la guerre de l’opium est donc devenu leur nouvel outil pour contrôler les masses.

Quand l’histoire s’inverse…

Après les deux guerres de l’opium, la Chine a, elle-même, produit de l’opium pour contrecarrer les importations occidentales et satisfaire la demande d’une population addict. Seulement, en 1949, la Chine devient communiste et Mao lance une véritable guerre à la drogue, assimilée à un poison déversé sciemment par les colonisateurs occidentaux. Aujourd’hui, les régions du monde qui produisent 97 % de l’opium se situent en Asie, mais pas en Chine. Ces deux régions sont le Croissant d’or (Pakistan, Iran, Afghanistan) et le Triangle d’or (Laos, Birmanie, Thaïlande).

Cet opium récolté est utilisé pour fabriquer de l’héroïne et l’exporter dans les pays occidentaux, et ce, depuis les années 1970. Le changement majeur des dernières années, poussant certains experts à parler de « nouvelle guerre de l’opium » : c’est l’arrivée du fentanyl. Le fentanyl, appelé aussi China White, est un opioïde de synthèse fabriqué en laboratoire. Son utilisation initiale vise à soulager la douleur des patients atteints de cancer en phase terminale. Il est extrêmement puissant, environ 50 à 100 fois plus fort que la morphine.

Les laboratoires qui fabriquent son principe actif se trouvent en très grande majorité en Chine et les exportations vont principalement aux États-Unis. Dans le climat actuel de guerre froide, la Chine est donc accusée de laxisme sur sa production illégale et d’un manque de surveillance douanière, car cela sert évidemment ses intérêts géopolitiques.

Le fentanyl aux États-Unis : une alternative thérapeutique ?

Le fentanyl a d’abord été prescrit par des médecins, car c’est une solution peu onéreuse qui apaise toutes les douleurs : articulaires, postopératoires, chroniques… Un médicament miracle et, globalisation aidant, produit à bas coût en Chine.

Seulement, ces opiacés, certes délivrés à faible dose, sont extrêmement addictifs et quelques scandales ont explosé, comme le cas de l’Oxycontin, médicament qui a fait tomber énormément de patients dans une dépendance totale. Cette drogue de synthèse a donc été responsable d’une crise de santé publique interne aux États-Unis, avant même d’avoir des conséquences géopolitiques.

L’instrumentalisation de la drogue comme arme géopolitique

Parallèlement à cette crise, le marché noir des opiacés s’est rapidement mis en place aux États-Unis, la vedette étant le fentanyl. Au mois d’avril 2024, on dénombrait plus de 500 000 morts suite aux effets du fentanyl, et 1 mort toutes les 7 minutes en 2023. La consommation de cette drogue fait des ravages sur tout le territoire national, particulièrement dans de nombreuses villes, comme Portland dans l’Oregon ou Philadelphie en Pennsylvanie.

Aujourd’hui, 80 % des opiacés de synthèse sont consommés aux États-Unis et l’essentiel provient de Chine. Or, la Chine est en ce moment en guerre commerciale ouverte avec Donald Trump et, visiblement, n’a pas voulu arrêter ses exportations.

Les Britanniques voulaient obliger les Chinois à importer en masse de l’opium fabriqué et exporté par leurs soins. Obligée de se plier, la Chine a mis plus d’un siècle à se débarrasser de l’addiction qui en a suivi pour des millions de Chinois. Aujourd’hui, la Chine exporte du fentanyl, un opiacé de synthèse à l’origine de millions d’addictions et de dizaines de milliers d’overdoses. Les États-Unis accusent le PCC de subventionner les laboratoires qui fabriquent ce principe actif, ce que la Chine nie en bloc.

Difficile de croire qu’après ce siècle d’humiliation, il n’existe aucune volonté de la Chine de venger l’histoire en l’inversant.

Les États-Unis face à une menace ?

L’ampleur de cette crise a pris une tournure géopolitique sous le mandat de Trump qui a déclaré en 2019 : « J’ordonne à tous les transporteurs américains – Fedex, Amazon, UPS – de fouiller, puis de renvoyer tous les colis en provenance de Chine contenant du fentanyl. J’avais exigé des Chinois qu’ils cessent leurs envois, ils ne l’ont pas fait. »

Aujourd’hui, la DEA (Drug Enforcement Administration) essaye de combattre cette crise à toutes les étapes :

  • Mise sur liste noire des entreprises pharmaceutiques chinoises productrices.
  • Combat contre les triades, mafias chinoises qui acheminent le principe actif jusqu’au Mexique.
  • Démantèlement des laboratoires clandestins au Mexique avec l’aide du gouvernement mexicain.
  • Renforcement des contrôles douaniers aux frontières.
  • Mise en place de centres de secours dans les zones les plus exposées aux overdoses.

 

Seulement, sans la volonté de collaboration de la Chine, Washington ne contrôle pas la propagation de cette drogue et la dépendance croissante de sa population. En juin 2024, dans un climat de tensions croissantes, l’ambassadeur chinois à Washington a déclaré que cette crise « n’est pas le problème de la Chine et la Chine n’en est pas la cause ».

Conclusion

Les guerres de l’opium ont donc participé pleinement à la structure de la narrative chinoise à l’œuvre aujourd’hui. Face à une croissance plus faible, l’invocation de l’humiliation chinoise et toute sa symbolique est ce qui légitime de plus en plus la politique du PCC. Il est à mon sens important de pouvoir utiliser ces épisodes en début de dissertation pour poser un contexte historique et donner de la perspective au clivage sino-occidental actuel.

Aujourd’hui, la menace grandissante de la crise du fentanyl aux États-Unis est également un exemple qui met en avant un des terrains d’affrontement indirect entre la Chine et les États-Unis.

 

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