Le tiers-monde est un concept qui peut aujourd’hui s’avérer obsolète, mais dont la valeur et l’idée principale restent bien d’actualité. L’avènement d’un monde de plus en plus multipolaire et la prégnance d’une volonté d’indépendance des pays en voie de développement semblent en être l’héritage. Tour d’horizon de ce concept à la fois indispensable pour comprendre la géopolitique et décrié.
Définition du tiers-monde
Utilisé pour la première fois par Alfred Sauvy dans le journal L’Observateur en 1952, le « tiers-monde » désigne à l’origine l’ensemble des pays n’adhérant pas à un des deux blocs. Effectivement, fort du contexte de la guerre froide, le monde est dans cette seconde moitié du XXᵉ siècle scindé en deux. D’un côté, à l’ouest, les membres de l’OTAN, capitalistes et libéraux dirigés par le géant américain. De l’autre, à l’est, le bloc communiste et soviétique dominé par l’URSS.
En outre, les années 1950 sont également marquées par un mouvement de décolonisation massif. De l’Indochine française et l’Indonésie en 1945 aux Indes britanniques en 1947, en passant par le Ghana en 1957, de nombreux pays aspirent à plus d’émancipation et d’existence sur la scène internationale. Ainsi, cette seconde moitié du XXᵉ siècle semble être marquée par une volonté croissante des pays historiquement dominés et exploités de s’émanciper et de trouver une place sur la scène internationale.
La naissance d’un mouvement
Longtemps méconnu, le tiers-monde fait sa première apparition sur la scène internationale en 1955, à l’issue de la conférence de Bandung.
À l’initiative du leader indonésien Soekarno, cette conférence regroupe 29 nations : 23 pays asiatiques et six jeunes nations africaines, inquiets de l’extension de la guerre froide et des problèmes économiques latents. En outre, pour la première fois, les deux grands (URSS, États-Unis) sont absents d’une conférence majeure.
Des demandes communes
Cette absence des deux grands de la conférence n’est pas anodine. Elle démontre que « ce tiers-monde ignoré, exploité, méprisé, […] veut, lui aussi, être quelque chose », pour reprendre les termes d’Alfred Sauvy. Effectivement, le tiers-monde souhaite exister, aspire à plus d’indépendance et propose, à ce titre, la création d’un « troisième pôle » entre les deux blocs.
Historiquement sous domination occidentale, la colonisation a laissé de nombreuses traces dans ces pays et les nations anciennement colonisées peinent à se détacher véritablement de leur puissance colonisatrice. Entre instabilités politiques et problèmes socio-économiques, les défis sont de taille pour les gouvernements sur place.
Ce sont ces difficultés, principalement économiques, qui semblent constituer le principal facteur d’unité au sein de ce mouvement. À titre d’exemple, les pays présents lors de la conférence de Bandung ne représentaient pas moins de 50 % de la population mondiale, mais détenaient seulement 8 % des richesses.
Le communiqué final est assez pertinent à analyser
Il permet de comprendre les prises de positions communes. En premier lieu, le communiqué réitère l’aide systématique aux peuples qui souhaitent leur indépendance au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». À ce titre, les participants proposent à l’ONU de créer un fonds d’aide pour les pays colonisés (qui aboutira à la création de la CNUCED en 1964). En outre, forts de ce contexte de course à l’armement, les 29 pays prônent également l’interdiction de toute arme nucléaire.
Ainsi, le tiers-monde envoie un message clair au reste du monde. Pour la première fois, des pays colonisés et dominés des siècles durant font leur apparition sur la scène internationale et tentent d’attirer l’attention sur le problème du sous-développement. Le refus d’adhérer à un des deux blocs constitue à lui seul une prise de position hautement symbolique. Il jette les bases d’une nouvelle attitude collective : le non-alignement.
La figure de Nasser : véritable leader du tiers-monde
Pour comprendre au mieux ce mouvement, il convient de s’arrêter quelques instants sur le Président égyptien Nasser, véritable figure d’opposition au monde occidental. Né en 1918, Gamal Abdel Nasser, issu d’une famille modeste, fait ses débuts à l’école militaire dans le but de devenir officier. Il participe à la guerre israélo-arabe de 1948 et développe rapidement une conscience nationaliste. Il s’investit vite en politique et fonde à ce titre le Mouvement des officiers libres avec lequel il renversera par la suite le gouvernement monarchique du roi Farouk en 1952. Après l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1956, Nasser accède au pouvoir et y restera jusqu’à sa mort en 1970.
En 1956, après des tensions avec les puissances occidentales, Nasser décide de nationaliser la compagnie du canal de Suez. Très vite, le Royaume-Uni et la France mènent une opération commune pour en reprendre le contrôle, mais sont peu de temps après contraints de se retirer suite à la pression des deux grands. Cette victoire diplomatique égyptienne a fortement renforcé la figure de Nasser aux yeux du tiers-monde. Il apparaît comme l’homme qui a tenu tête à l’Occident et sort renforcé au sein du monde arabe.
Par la suite, il milite farouchement pour l’unité du monde arabe (panarabisme) et crée dès 1958 la République arabe unie avec la Syrie. Le nassérisme (mélange de panarabisme et d’anti-occidentalisme) s’impose alors comme une idéologie de plus en plus influente dans la région. Enfin, il devient président du mouvement des non-alignés en 1964, ce qui le place comme véritable leader du tiers-monde.
Une volonté de s’affirmer
Tel que le déclarait l’ancien Président sénégalais Léopold Sédar Senghor, le tiers-monde revendique dès la seconde moitié du XXᵉ siècle un tout nouvel état d’esprit. Celui de « la mort du complexe d’infériorité des pays pauvres ».
Ce mouvement prend alors de l’ampleur et touche un nombre croissant de pays. Particulièrement les pays africains tout juste indépendants qui pâtissent d’importantes difficultés politiques et économiques. La doctrine tiers-mondiste fait alors son chemin et rencontre de plus en plus d’écho et cherche à s’affirmer.
Le mouvement des non-alignés
Avec la multiplication des indépendances, les pays du tiers-monde sont de plus en plus nombreux et se rapprochent entre eux. Toujours dans cette optique commune d’acquérir une place sur la scène internationale, un tout nouveau mouvement voit le jour : celui des non-alignés.
À l’initiative du Président yougoslave Tito, le premier sommet a lieu en 1961 à Belgrade et regroupe pas loin de 25 pays. Par la suite, les rencontres se multiplient : Alger (1973), Colombo (1976, 85 participants), Jakarta… Le mouvement est d’ailleurs toujours d’actualité, car il regroupe plus de 120 pays, et le dernier sommet en date a eu lieu à Belgrade en mars 2021.
Les revendications de ce mouvement restent à peu près semblables à celles issues de la conférence de Bandung. Une volonté d’assurer son indépendance et sa sécurité nationale, tout en luttant contre l’occidentalisme et le colonialisme. Cependant, non-alignés ne signifie pas pour autant non-engagés. Si seuls les États qui ne sont pas alignés militairement avec un des deux blocs peuvent adhérer au mouvement, cela n’empêche pas les pays membres d’avoir un avis, à la seule condition que personne ne le leur dicte.
Résultats
Alors que les pays du tiers-monde ont réussi à développer une prise de conscience internationale des problèmes socio-économiques qu’ils subissaient, il convient désormais d’analyser les résultats concrets de leurs engagements. À cet égard, le bilan est plutôt mitigé.
En premier lieu, les pays du tiers-monde ont initié auprès de l’ONU la création d’un fonds d’aide pour les pays en difficulté économique. Cette demande a abouti à la création de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) en 1964.
Cette organisation, via des groupes de pression, a notamment permis la mise en place de la charte des droits économiques des États en 1967, qui aboutira en 1973 à la création du G77. Un groupe de 77 pays militant pour la mise en place d’ « un nouvel ordre économique international ».
En outre, leurs actions ont également abouti sur les accords de Lomé, la conférence Nord-Sud de 1975, ou la conférence de Cancún de 1981 sur la coopération internationale et le développement.
Le tiers-monde en perte de vitesse
Toutefois, le tiers-monde n’a jamais véritablement réussi à trouver une unité. En effet, les pays qui le composent sont fortement hétérogènes et les intérêts nationaux prédominent. La misère semble constituer le seul facteur d’unité et le tiers-mondisme recule dans les années 1990.
L’arrivée au pouvoir de Thatcher et Reagan en 1979 et 1980 freine le mouvement. Ces derniers refusent en effet cette « dictature tiers-mondiste ». Le succès du libéralisme et du capitalisme, particulièrement en Asie orientale, vient décrédibiliser la doctrine tiers-mondiste.
D’un point de vue interne, certains pays du tiers-monde rentrent par ailleurs en conflit entre eux. C’est par exemple le cas en Asie avec le conflit indo-pakistanais et sino-vietnamien, ou même en Afrique, où de nombreuses guerres éclatent, à l’instar de la guerre du Biafra entre 1967 et 1970.
En outre, l’effondrement de certains modèles tels que l’URSS, la Yougoslavie, ou même l’Algérie dans les années 1990, met définitivement fin à la doctrine tiers-mondiste.
Conclusion
Le tiers-monde : un concept toujours d’actualité ?
Le terme « tiers-monde » en lui-même paraît aujourd’hui assez obsolète et critiqué. On préfère aujourd’hui parler de PMA (pays les moins avancés) ou de PED (pays en voie de développement).
Dans un article publié dans Le Monde en 1988, même Alfred Sauvy, l’économiste à l’origine de l’expression, la juge désormais inadaptée. Selon lui, l’expression homogénéise en effet à mauvais escient un ensemble de pays fortement hétérogènes et multiples.
Bilan
Si le tiers-monde en tant qu’expression n’est plus adapté au monde actuel, on retrouve toutefois dans les relations internationales certaines grandes idées issues du mouvement. En effet, le monde multipolaire que nous traversons laisse présager l’avènement d’un monde moins occidentalo-centré. À l’image de la multiplication, ces dernières années, des manifestations anti-Français en Afrique, la volonté d’une désoccidentalisation du monde reste une réalité bien ancrée.
Les pays en voie de développement cherchent toujours pour la plupart une autonomie et un moyen de se faire entendre par le plus grand nombre. Alors que le tiers-monde cherchait à regrouper un nombre maximum de pays, il semble que de nos jours les coopérations régionales soient plus à la mode.
Souvent composées d’une puissance régionale, comme le Brésil dans le cadre de la CELAC ou la Chine dans le cadre du RCEP, ces organisations régionales paraissent être une nouvelle manière de relayer les revendications des membres au niveau international et de lutter contre le sous-développement.
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Ouverture : la Chine, un pays du tiers-monde ?
La Chine a toujours eu une posture ambiguë sur la question. L’Empire du Milieu a dès le départ fait figure de trop grande puissance pour véritablement se positionner comme membre du mouvement. Toutefois, elle a toujours revendiqué en faire partie et s’est même positionnée à partir des années 1970 comme « leader » du tiers-monde. Encore à l’heure actuelle, Xi Jinping continue d’utiliser cette politique étrangère.
Selon lui, la Chine doit « guider la mondialisation » afin de « construire un ordre mondial plus juste » et davantage polycentrique. Pour ce faire, l’Empire du Milieu s’appuie sur sa « solution chinoise ». Une voie qu’elle légitime en soulignant les résultats exceptionnels de développement qu’elle a obtenus. Ainsi, de plus en plus de pays en voie de développement accueillent ce modèle favorablement. Toutefois, ce « consensus de Pékin » n’est pas sans danger. De nombreux pays se retrouvent aujourd’hui endettés et perdent par la même occasion une partie de leur souveraineté.
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