La notion de « guerre » comme on l’entend dans la mémoire occidentale ne correspond plus à la conflictualité actuelle, car les guerres ont profondément changé de visage. Ce sont les mots de Bertrand Badie dans une conférence donnée pour l’IEA de Nantes, que tu peux retrouver ici. Dans cet article, sa thèse est résumée pour t’aider à comprendre les enjeux de la « nouvelle conflictualité ».
Bien que la guerre ait changé, les acteurs occidentaux agissent comme au temps des guerres traditionnelles, ils stagnent à Verdun dans les tranchées. Cela montre qu’« ils ne prennent pas la mesure de la rupture qui s’est produite, ou bien n’en tiennent pas compte ».
Actuellement, persiste une « culture européenne de la guerre qui voit la guerre des autres comme si c’était sa propre guerre ». Les Européens ont conservé leur première vision de la guerre, celle de la « culture guerrière », celle qui a rongé le vingtième siècle. C’est ici l’atrocité de la guerre explosive et sanglante qui est évoquée, mais celle-ci s’arrêtait au champ de combat.
La guerre « classique » (au sens européen) a-t-elle encore une capacité réelle au sein du jeu géopolitique mondial ?
Qu’est-ce que la guerre dans l’imaginaire européen ?
La guerre comme pilier de l’État
La guerre a été le « grand ordonnateur du système international fondé par les Européens ». Cette notion de guerre a servi à édifier la carte de l’Europe et les États-nations (avant le Congrès de Vienne, par exemple). Elle a été un catalyseur pour lancer la construction européenne (crainte de retomber dans les travers de l’affrontement militaire). A fortiori, elle a poussé les acteurs géopolitiques à créer un édifice de gouvernance mondiale (symbolisé par l’ONU et son Conseil de Sécurité).
« On a donc conféré à la guerre une “capacité systémique de construction de systèmes internationaux”. »
Avant, la guerre obéissait à certaines règles qui font écho aux principes énoncés par Hobbes dans Léviathan. Cet ouvrage pose, selon Badie, les fondements de la pensée politique occidentale moderne. Hobbes y explique que « le politique peut produire de la sécurité », mais pour ce faire, l’individu consent à abandonner une partie de sa liberté. Il la confie au souverain. Ainsi, la souveraineté de chaque État n’est pas susceptible de limitation.
De cette façon, un système international multilatéraliste est insensé, ce qui explique que les États ne peuvent être qu’en guerre permanente. La guerre est ainsi « l’état normal des relations internationales » qui sont la « science de la guerre ».
C’est en faisant la guerre que les États se font. Le principe du « War making, State making » retranscrit les conclusions à tirer de la thèse hobbesienne.
Application dans les thèses géopolitiques du début du XXe siècle
Plus concrètement, cette acception est poussée à son paroxysme lors de la montée du pangermanisme aux XIXe et XXe siècles. Les théoriciens géopolitologues allemands définissent la guerre nécessaire à l’expansion de l’État.
À titre d’exemple, Friedrich Ratzel expose une thèse selon laquelle l’État répond aux mêmes règles que tout organisme biologique. En effet, toutes les activités humaines sont prises dans des dynamiques organiques : les constructions culturelles, économiques et politiques sont régies par les mêmes principes de croissance, de déclin et de décomposition que les plantes.
Les États sont des organismes dont le pouvoir est le centre et pour qui les frontières sont les organes périphériques. Ainsi, comme un être vivant, le développement des États exige de l’espace (cf. Lebensraum d’Hitler). Il s’appuie enfin sur le darwinisme (De l’Origine des espèces) pour justifier la compétition qui s’exercerait entre les États et les peuples pour leur survie.
Durant le XIXe siècle, Ratzel est nationaliste, il participe à la fondation du Comité colonial allemand et préside la ligue pangermaniste. Sa pensée va dans le sens de l’époque, marquée par l’exaspération des nationalismes.
Finalement, selon Bertrand Badie, « la puissance est devenue l’unité de compte des relations internationales » et elle permet aux États d’assurer leur propre sécurité. Toutefois, cette vision n’est pas universelle, car certains États révisionnistes comme la Chine la remettent en question.
L’anéantissement de la guerre traditionnelle
La mort du modèle westphalien
Aujourd’hui, le visage de la guerre a changé. Deux interrogations principales sont ainsi soulevées :
- La guerre a-t-elle encore une finalité politique ?
- Peut-on encore gagner la guerre ?
Bertrand Badie annonce clairement que le modèle westphalien de la guerre est mort. Un système de gouvernance internationale a été créé pour stopper la guerre au XXe siècle, mais en réalité la paix n’est qu’un entre-deux-guerres.
Il a longtemps été considéré que la puissance était « la ressource essentielle d’un État pour survivre dans le système international ». In fine, l’histoire westphalienne a connu des drames (guerres mondiales et guerre froide), mais la violence est restée.
Au XXIe siècle, la violence internationale n’a pas diminué, malgré ce que l’on aurait pu croire au sortir de la guerre froide (cf. La Fin de L’Histoire, Fukuyama). Les frontières westphaliennes, destinées à geler les conditions de conflit, sont actuellement remises en question, ce qui crée de l’instabilité.
L’attitude des Occidentaux face au déclin de la puissance
Pourtant, persuadés du bien-fondé de leur modèle et de son efficacité persistante dans un monde bouleversé, les Occidentaux s’approprient aujourd’hui les guerres d’ailleurs et font des discours sur comment trouver une issue.
Pour Badie, il y a en réalité un « déclin de la puissance ». Cette dernière n’est plus en mesure de produire de l’ordre international, car la « stabilité hégémonique » pouvant assurer la paix mondiale n’opère plus.
Par exemple, Barack Obama a commencé à envisager la question du post-hégémonique avec le leading from behind et la war fatigue, face à une réalité sans précédent, celle de la perte d’efficacité de la logique hégémonique, pour assurer la stabilité. L’Empire bienveillant s’est effondré, comme l’explique Badie dans L’Impuissance de la puissance, corrélativement à un changement de cap du côté européen. En effet, les Européens sont moins regardants sur les droits de l’homme et privilégient la realpolitik.
Le nouveau visage de la guerre
Les guerres de décomposition
Auparavant, la guerre obéissait donc à certaines règles et se constituait au sein d’un cadre clair. Il y avait un gagnant et un perdant, et les combattants étaient clairement identifiables.
Cependant, une « massification du conflit » a eu lieu et un flou s’est installé quant au rôle de chaque acteur dans le monde. Les acteurs de la guerre ne sont plus clairement identifiables, des sociétés entières s’y impliquent au sein d’un enchevêtrement d’acteurs à différentes échelles et sur différents territoires peu définis. Les guerres s’enkystent là où elles sévissent.
Les « guerres de décomposition » sévissent maintenant, des guerres qui produisent des sociétés guerrières, qui vivent par la guerre. Il ne peut plus y avoir de vainqueur.
« La guerre n’est plus un choc d’État, mais un choc de société. »
Si avant les États faisaient la guerre pour asseoir leur puissance, maintenant c’est bien leur décomposition (mauvaise gouvernance) qui est le facteur de la conflictualité du fait d’États faillis incapables d’instaurer la paix.
La plupart des conflits ont lieu dans les pays en grave difficulté économique et politique, peu développés.
« Cela montre selon Badie que “la nouvelle conflictualité n’est plus une compétition de puissance mais de faiblesse”. »
De fait, la décomposition politique des États intervient souvent dans les conflits contemporains (exemples du Yémen, RCA, Irak…). C’est que, d’après Badie, dans ces pays, il ne règne plus de « contrat social » (au sens de Hobbes) pour ne pas s’entretuer. Ceci s’accompagne d’une décomposition économique et sociale (IDH faible, PMA).
Les sociétés guerrières
D’après Mary Kaldor dans New and Old Wars, les nouveaux conflits sont rarement interétatiques. Ce sont des guerres de déchirement social dans lesquelles l’État disparaît. Des groupes infraétatiques portent le conflit (groupes ethniques et religieux en toile de fond). Ces acteurs prennent le relais de l’État.
Finalement, dans la perspective de Bertrand Badie, les populations semblent faire la guerre pour faire la guerre, il n’y a plus nécessairement de but ou d’issue. Plus aucune différence entre civil et militaire ne subsiste au sein de combats enchevêtrés dans la société. Les « sociétés guerrières » vivent dans la guerre et par la guerre, toujours armées. La paix n’est qu’un entre-deux-guerres, comme en Afrique subsaharienne par exemple.
Ainsi, cela fait dire à Philippe Hugon dans « Pillages et Pirateries », Hérodote (2009) que ce sont des « conflits ouverts ni de guerre ni de paix » qui sont « préwestphaliens » (avec une multiplicité d’acteurs d’envergure différente) et « postmodernes » (insérés dans une économie criminelle mondiale). On pourrait approfondir sur la situation de la région du Kivu en RDC.
Là où l’État n’a pas réussi à produire du lien social, la guerre le fait économiquement, car elle est profitable pour l’économie criminelle. La guerre donne également du sens à la vie : la jeunesse NEET se tourne vers les groupes armés pour se sentir exister, à défaut d’accéder à un emploi stable.
Enfin, on observe une « déterritorialisation » des guerres (exemple : terrorisme).
Quel lien avec la mondialisation ?
Selon Bertrand Badie, la mondialisation a introduit des inégalités fortes entre les États. Les relations internationales sont donc l’objet d’États économiquement et politiquement très différents, ce qui n’était pas le cas avant. De plus, ces inégalités sont connues de tous, donc cela change la perception des peuples miséreux sur eux-mêmes et sur autrui.
Bertrand Badie explique que ces populations sont conscientes que d’autres vivent mieux et elles ressentent d’autant plus une forme d’injustice révoltante. Elles refusent ainsi d’autant plus l’ingérence des puissances occidentales.
« En considérant que “le principal symptôme de la mondialisation est l’interdépendance, qui est le contraire de la souveraineté, qui est la base de la puissance”, on voit clairement que la nature des rapports de force a muté. »
Enfin, on se bat maintenant pour les ressources, abondantes et sujettes à accaparement, ou manquantes dans le cadre des pénuries.
Conclusion
Ainsi, à en croire Badie, l’Empire bienveillant ne fonctionne plus, l’équilibre des puissances non plus. La logique de la guerre se base sur la faiblesse des États et sur les interdépendances entre les acteurs. Les Occidentaux porteurs du modèle westphalien qui a organisé les relations internationales pendant plusieurs siècles semblent incapables de régler les conflits extraterritoriaux.
La guerre s’ancre dans les sociétés, enchevêtrée, latente, patente, endémique… Elle est « l’horizon incontournable » des sociétés (François Heisbourg, Le Retour de la guerre). Elle est partout et tue silencieusement. Tout l’enjeu, et c’est bien celui de la géopolitique contemporaine, est de saisir les transformations de la nature de la conflictualité.
Source : Conférence de Bertrand Badie à l’IEA de Nantes, le 22 mars 2016.
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