Les 23 et 24 octobre 2019 s’est tenu le premier sommet Russie-Afrique, entérinant de fait le « grand retour » de Moscou sur le continent africain. Après des années d’absence, la Russie s’affirmerait de nouveau en Afrique pour prendre place parmi les autres grandes nations présentes. Il convient cependant de ne pas s’arrêter aux simples annonces. Un retour critique sur les relations entre la Russie et l’Afrique s’impose afin de les appréhender dans toute leur ampleur.

Chronologie du retour de la Russie en Afrique

Dès 1922, à l’occasion de son quatrième congrès, l’Internationale communiste évoque la nécessité de « détruire la puissance capitaliste » sur le continent africain. Cependant, pendant de longues années, le Kremlin ne se préoccupe que très peu des pays africains. Il faut attendre 1955 et la conférence de Bandung pour voir l’URSS mettre en place une politique africaine. À mesure que les pays africains accèdent à l’indépendance, l’URSS prend pied sur le continent. Se présentant comme une alternative au modèle occidental, elle exerce une influence à la fois économique – des traités de coopération sont signés avec 37 États – mais aussi politique, avec une participation indirecte aux guerres civiles en Angola et au Mozambique, ainsi qu’à la guerre de l’Ogaden.

À partir de la fin des années 1980 et du retrait soviétique engagé par Gorbatchev, l’Afrique prend une importance très secondaire aux yeux de Moscou. Le désengagement russe du continent est démontré en 1992 par la fermeture de neuf ambassades et de treize centres culturels. Les relations entre la Russie et l’Afrique sont alors quasiment rompues.

C’est seulement sous le second mandat de Vladimir Poutine que la Russie renoue avec l’Afrique. En 2006, Moscou annule la dette d’Alger en échange d’un important contrat d’armement. Une diplomatie économique est alors mise en place avec les anciens pays « amis » de l’URSS, avec l’Algérie d’abord, puis avec la Libye, l’Angola, la Namibie et la Guinée. Moscou poursuit son retour avec la mise en place en 2013 d’un partenariat stratégique avec l’Égypte.

L’année 2014 marque un tournant dans la politique africaine du Kremlin. Face aux sanctions mises en place en réponse à l’annexion de la Crimée, la Russie va chercher des partenaires alternatifs. Elle voit en Afrique l’occasion de relancer des affaires dans un espace non soumis aux sanctions et décide donc de consolider sa présence, en renforçant notamment l’aspect sécuritaire de sa politique.

Enfin, en décembre 2017, Moscou obtient de l’ONU une levée de l’embargo sur les armes pour équiper et former l’armée centrafricaine, et profite de l’occasion pour s’implanter en RCA. L’Occident prend alors conscience que le retour de la Russie en Afrique est bel et bien enclenché.

Un retour multidimensionnel

Le retour de la Russie en Afrique est essentiellement dicté par des impératifs économiques.

Le premier et principal vecteur de sa politique économique est la vente de biens et de services dans le domaine sécuritaire : 20 nouveaux accords ont été signés entre la Russie et les pays africains depuis 2017. Aujourd’hui, la Russie est à l’origine de 28 % des ventes d’armes en Afrique subsaharienne et de 49 % de celles au Maghreb. Par ailleurs, des sociétés privées, telles que la société Wagner, sont présentes – notamment en Libye, en Centrafrique, au Mali, au Soudan – afin d’assurer des missions de formation et de protection. Cette stratégie, qualifiée par Arnaud Kalika dans Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? (avril 2019) de « sécurité contre avantages économiques », s’explique de plusieurs manières. D’abord, certains gouvernements se montrent incapables de maintenir l’ordre et la sécurité sur leur territoire. Plus important encore, ces mêmes gouvernements craignent un printemps « africain » dont la Russie semble pouvoir les protéger.

Le second vecteur est l’investissement dans le secteur extractif. La Russie est par exemple présente dans dix pays dans le secteur minier et dans sept dans le secteur pétrolier. Sa présence sur le continent se fait essentiellement au travers de grands groupes. C’est le cas d’Alrosa, premier producteur de diamants au monde, qui a signé en avril 2019 un mémorandum d’entente avec l’Angola pour renforcer sa présence. Le groupe opère également au Botswana. Enfin, il a développé une coentreprise au Zimbabwe pour l’exploration de diamants.

Le dernier vecteur est l’accompagnement du développement du secteur énergétique en Afrique. Le continent africain est considéré comme un marché à conquérir. Dans le domaine du nucléaire, le patron de Rosatom affirmait fin 2019 disposer de protocoles d’accord avec 18 pays africains. Dans celui du gaz, Gazprom a d’importants contrats en Algérie et en Libye, et souhaite se développer ailleurs.

Bien que le retour de la Russie en Afrique soit essentiellement économique, il se caractérise aussi par une quête d’influence. S’appuyant sur son passé soviétique sur le continent, elle justifie son retour et se propose comme une alternative à l’Occident.

De nombreux canaux sont utilisés pour relayer la voix de Moscou. Cela passe notamment par une coopération culturelle – on peut ici penser à l’organisation de Miss Centrafrique –, mais aussi académique. Depuis 2010, le nombre d’étudiants africains inscrits dans l’une des universités du pays a doublé. Enfin, les grands médias russes, RT et Sputnik, très implantés en Afrique, se font les porte-parole d’un discours anti-occidental : refus de l’ingérence, lutte contre l’exploitation, le racisme et le colonialisme.

Un « grand » retour à relativiser

Tout d’abord, il est impératif de relativiser l’ampleur du retour de la Russie. Les échanges commerciaux entre la Russie et l’Afrique sont aujourd’hui de 20 milliards de dollars. La Russie se trouve donc au même niveau que le Brésil ou la Turquie. À titre de comparaison, les échanges entre la France et l’Afrique sont de 50 milliards, et ceux entre la Chine et l’Afrique sont de 200 milliards. La concurrence est donc très rude. De plus, loin d’être une longue marche triomphante, le retour de la Russie connaît des échecs. C’est le cas notamment de Rosatom, qui a par exemple annoncé le gel de son projet minier en Tanzanie.

Par ailleurs, la présence de la Russie sur le continent est très inégale. L’Afrique du Nord représente 80 % des échanges commerciaux entre la Russie et l’Afrique. En réalité, on peut déplorer l’absence d’une approche globale de l’Afrique. En effet, de nombreux observateurs pointent du doigt le fait que la présence russe en Afrique est essentiellement opportuniste, dictée par des impératifs économiques. Plus qu’un retour de la Russie en Afrique, il serait peut-être plus judicieux d’évoquer un retour dans des pays africains.

Enfin, la quête d’influence russe est mise à mal par des événements. La chute d’Omar el-Bechir et le départ de Jacob Zuma montrent la fragilité de certains relais russes. Enfin, il n’est pas dit que la jeunesse africaine laisse s’installer un modèle russe sur le continent.

Finalement, le retour de la Russie en Afrique est indéniable. En revanche, son ampleur est à nuancer. Loin d’un « grand retour » triomphant, la Russie ne semble pas représenter une menace pour les autres puissances durablement installées.