En août 2024, la Rada, le Parlement ukrainien, a adopté un projet de loi visant à interdire les activités de l’Église orthodoxe ukrainienne, liée au patriarcat de Moscou. Si la majorité des Ukrainiens sont traditionnellement orthodoxes (72 % de la population du pays), les fidèles sont historiquement divisés en deux branches. Celle liée à Moscou, appelée Église orthodoxe ukrainienne et liée au patriarcat de Moscou, et cette appelée Église orthodoxe d’Ukraine. Cette nouvelle loi, qui doit encore être promulguée par le président Volodymyr Zelensky, donnera neuf mois aux paroisses de l’Église concernée pour « couper les liens avec l’Église orthodoxe russe ». Zoom sur le rôle de l’orthodoxie en Russie et en Ukraine.
Introduction
La Russie et l’Ukraine partagent une histoire commune qui a été marquée par de nombreux affrontements tant politiques que militaires, se déplaçant parfois dans la sphère religieuse. Historiquement, depuis le IXe siècle, l’Ukraine, ancienne République de l’Union des républiques socialistes soviétiques, et la Russie partagent une origine culturelle commune.
L’Ukraine est depuis longtemps divisée entre l’Ouest, de langue ukrainienne et tourné vers l’Europe, et l’Est, avec la Crimée, majoritairement russophone et tourné vers Moscou. Au cœur de ces oppositions, la sphère religieuse a tendance à s’immiscer dans les contestations au travers des reconnaissances des Églises et de l’appartenance d’un groupe à un patriarcat en particulier (Constantinople, Moscou, Kiev).
En effet, les deux États sont majoritairement orthodoxes : environ 71 % de la population russe et 72 % de la population ukrainienne. La Russie regroupe la première population orthodoxe dans le monde et l’Ukraine la troisième, l’Éthiopie se situant entre les deux. Cependant, l’orthodoxie russe et l’orthodoxie ukrainienne sont divisées. Les politiques de ces deux pays sont très imprégnées de la culture religieuse. Ainsi, cette dernière représente un moyen d’action pour les autorités publiques.
L’orthodoxie domine la scène religieuse russe
Pendant plus de 70 ans, les autorités politiques de l’URSS ont tenté d’éradiquer la foi orthodoxe, tenue pour responsable de l’aliénation des masses et coupable d’avoir soutenu, durant des siècles, l’empire tsariste. Dans les années suivant la Révolution russe de février 1917 et le coup d’État bolchevique d’octobre, le pouvoir adopte une position anticléricale. On brûle alors les églises et les reliques. Officiellement pour lutter contre la Grande Famine, la saisie des biens de l’Église est ordonnée en 1934.
À la suite de l’effondrement de l’URSS, l’Église orthodoxe russe s’est renforcée et a repris sa place historique très rapidement. Le mardi 30 novembre 2010, le président Dmitri Medvedev annonce la loi sur la restitution des biens de l’Église. Cette loi prévoit de rendre à l’Église orthodoxe de nombreux monastères et églises pour la plupart transformés en musées.
Pour autant, la Russie est un État multiethnique et multireligieux, mais le préambule de la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses adoptée en 1998 reconnaît « le rôle spécial de l’orthodoxie dans l’histoire de la Russie, dans l’évolution et le développement de sa spiritualité et de sa culture ».
Aujourd’hui, l’orthodoxie est un levier d’influence utilisé par Vladimir Poutine
L’Église orthodoxe russe est placée sous l’autorité du patriarcat de Moscou et il existe une grande proximité entre l’appareil d’État russe et le patriarcat. Le patriarche Kirill avait largement appuyé la politique russe en Syrie, notamment en déclarant la nécessité de défendre les chrétiens d’Orient.
La politique confessionnelle du pays semble avoir un caractère discriminant, puisqu’elle favorise grandement les orthodoxes par rapport aux autres religions présentes sur le territoire. En effet, aujourd’hui, l’orthodoxie est un marqueur fort de l’identité russe, et c’est au travers du patriarcat de Moscou qu’elle se manifeste.
L’Ukraine, quant à elle, est à la croisée du monde orthodoxe et du monde latin
Dans les années 1990, il existait plusieurs Églises orthodoxes en Ukraine, mais une seule d’entre elles était reconnue par l’ensemble des Églises orthodoxes : l’Église orthodoxe ukrainienne dépendant du patriarcat de Moscou.
Après la Révolution orange de 2004, les événements de la place Maïdan à Kiev et l’annexion de la Crimée en 2014, le pouvoir politique ukrainien a estimé que l’indépendance politique de l’Ukraine devait également s’accompagner d’une indépendance religieuse. L’idée, présente dès le début des années 1990, de la création d’une Église autocéphale, indépendante, a ainsi fait son chemin. Pour Petro Porochenko, président de l’Ukraine à l’époque, il s’agissait d’une question de sécurité nationale.
En 2018, le patriarcat de Constantinople a décidé de soutenir l’idée d’une Église autocéphale, et début 2019, il a octroyé l’autocéphalie à une nouvelle Église orthodoxe : l’Église orthodoxe d’Ukraine. Pour le patriarcat de Moscou, qui se pose en concurrent du patriarcat de Constantinople et pour lequel l’Ukraine fait partie de ce qu’il appelle la « Sainte Russie » (Russie, Ukraine et Biélorussie), il s’agissait là d’une véritable provocation. Ce que le patriarcat de Moscou a considéré comme un schisme a été présenté par Vladimir Poutine dans son allocution du 21 février 2022, prélude de l’invasion russe en Ukraine, comme un grief supplémentaire contre l’Ukraine.
L’orthodoxie comme bras armé du soft power russe
La religion est un instrument d’influence et de soft power, principalement russe, dans les tensions qui opposent la Russie et l’Ukraine depuis plusieurs années. Ainsi, le soft power russe s’exerce également en Ukraine et dans le monde au travers de la religion orthodoxe. Le patriarcat de Moscou, influent dans l’est du pays, permet à la Russie de garder un pré carré en Ukraine.
Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, la polarisation de la société ukrainienne n’a cessé de s’accroître et, au milieu de ce conflit politique, une revendication indépendantiste, religieuse, est apparue à l’encontre de l’Église orthodoxe russe. En 2019, le patriarcat de Constantinople a accordé à l’Église orthodoxe d’Ukraine son indépendance, ce qui a contribué à raviver les dynamiques du conflit entre les orthodoxies russe et ukrainienne.
Ces dernières années, l’Église orthodoxe russe est devenue un instrument important de la politique étrangère de la Russie
En 2011, la première église orthodoxe sur la péninsule arabique a été construite aux Émirats arabes unis, avec le soutien de Moscou. L’Église orthodoxe russe sert également les stratégies russes de réimplantation en Europe pour faire face à l’influence de l’Union européenne. Par exemple, la cathédrale Saint-Sava de Belgrade, en Serbie, a largement été financée par l’entreprise russe Gazprom et sert d’argument publicitaire pour les initiatives que prend la Serbie dans les Balkans, candidats à l’adhésion à l’UE.
L’Église orthodoxe russe étend également son influence en Afrique en lançant des initiatives humanitaires, comme la construction d’une école et d’un hôpital à Kampala, en Ouganda. Derrière cette façade, l’Église orthodoxe russe entretient une collaboration étroite avec le pouvoir russe. C’est ainsi que le futur complexe religieux de Kampala est intégré au Centre russe de la science et de la culture.
La propagation d’un sentiment religieux par l’Église russe en Afrique sert de vecteur pour renforcer la propagande et les discours idéologiques de Moscou. En soulignant le rôle historique de l’URSS dans la décolonisation, l’Église orthodoxe russe soutient l’idée que la Russie n’a jamais été une puissance coloniale et qu’elle n’a pas participé à la colonisation du continent africain. Elle présente sa mission salvatrice comme une entreprise de libération du continent africain des influences des autres églises. Parallèlement, l’actuel conflit russo-ukrainien est présenté comme un processus inachevé de décolonisation et désoccidentalisation.
Conclusion
L’adoption par le Parlement ukrainien d’un projet de loi visant à interdire les activités de l’Église orthodoxe ukrainienne liée au patriarcat de Moscou illustre la manière dont la religion demeure un champ de bataille dans le contexte des tensions russo-ukrainiennes. Si la sphère religieuse est historiquement ancrée dans les identités des deux nations, elle s’impose désormais comme un levier stratégique dans la lutte pour l’indépendance ukrainienne face à l’influence russe.
La reconnaissance de l’autocéphalie de l’Église orthodoxe d’Ukraine en 2019 marque une rupture majeure, exacerbant les divisions entre orthodoxies russe et ukrainienne. À travers l’Église orthodoxe russe, Moscou continue d’exploiter la religion comme un outil de soft power, non seulement en Ukraine, mais aussi sur la scène internationale, afin de promouvoir ses intérêts géopolitiques et idéologiques.
Dans ce contexte, la législation ukrainienne visant à couper les liens religieux avec la Russie s’inscrit dans une dynamique plus large de renforcement de l’identité nationale face aux pressions extérieures.
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