Comme l’écrivait Joseph Nye dans Bound to lead dans les années 1990, une puissance sait combiner les éléments du hard power (militaire, économie…) et ceux du soft power (culture, médias…). C’est ce qu’a parfaitement compris Narendra Modi, le Premier ministre indien, à la tête du pays depuis son élection en 2014. Élu sur une promesse de rendre à l’Inde son statut de puissance millénaire, le gujarati de 73 ans, originaire de Vadnagar, a réussi à remettre son pays sur le devant de la scène avec une croissance économique forte, un renforcement actif de la diplomatie, un renouvellement de l’outil militaire, mais aussi une instrumentalisation des éléments culturels à des fins d’influence : le soft power indien. À la différence des grandes puissances du Sud Global (outre la Chine) telles que la Russie, le Brésil ou encore l’Afrique du Sud, l’Inde est aujourd’hui un exemple pertinent d’une puissance capable de s’affirmer géopolitiquement, tout en veillant à ne pas délaisser un aspect de la puissance, dans la visée d’une marche vers la puissance globale. Du yoga au cinéma, en passant par l’espace ou encore la santé, les atouts de l’Inde moderne sont nombreux, même si des limites existent.
Le yoga : reflet du soft power indien
La puissance du yoga indien est un pilier essentiel du soft power de l’Inde sur la scène internationale. Héritée de traditions millénaires, cette discipline incarne une pratique physique, mentale et spirituelle, dotée d’une dimension universelle et intemporelle. En promouvant le yoga à l’échelle mondiale, l’Inde transcende les frontières culturelles et politiques, diffusant une image de bien-être, de paix et d’harmonie.
L’initiative de l’Assemblée générale des Nations unies en 2014 de proclamer le 21 juin comme Journée internationale du yoga, à la demande de l’Inde, témoigne de l’influence croissante de cette discipline. Du lac Dal au Cachemire jusqu’à Times Square à New York, cette journée rassemble des millions d’adeptes autour du globe, véhiculant l’image d’une Inde spirituelle et universelle, menée par son Premier ministre, Narendra Modi. Le yoga est un élément structurant de la vie de Modi, marquée par ses retraites spirituelles dans les sommets himalayens et ses prières en solitaire dans une grotte.
En effet, le récit construit autour de son personnage veut que le gourou de l’Inde se soit retiré pendant deux années dans les montagnes himalayennes afin de fuir un mariage arrangé qu’il ne souhaitait pas. Et sa formation spirituelle assurée par des moines fut centrée autour de la pratique du yoga. À la veille des élections générales de 2019, il s’est retiré pendant plusieurs heures dans une grotte, accompagné de quelques journalistes chargés de retransmettre l’événement. Modi s’appuie sur la diaspora indienne dans le monde pour diffuser la pratique du yoga et améliorer la perception du pays, le transformant en haut lieu du spirituel. En favorisant l’adoption mondiale du yoga, l’Inde enrichit sa diplomatie culturelle et projette une image de nation ancestrale répondant aux aspirations contemporaines de bien-être et de développement personnel.
Le cinéma, miroir du soft power indien
Le cinéma indien, en particulier Bollywood, joue un rôle crucial dans le soft power de l’Inde. Avec plus de 1 500 films produits annuellement dans diverses langues régionales, il est l’un des plus prolifiques au monde, touchant des millions de spectateurs au-delà des frontières nationales.
Bollywood a captivé un public international avec ses récits colorés, ses danses vibrantes et ses mélodies envoûtantes. Des films cultes comme Devdas (2002) et Jodhaa Akbar (2008), racontant la conquête de l’Inde par le souverain moghol Akbar au XVIe siècle ainsi que l’histoire d’amour controversée entre cet empereur musulman et la princesse rajpoute Jodhaa, ont remporté de nombreuses récompenses et illustrent la richesse culturelle de l’Inde. Ce dernier film a remporté de nombreuses récompenses, dont sept Screen Awards et cinq Filmfare Awards, en plus de deux nominations à la troisième cérémonie des Asian Film Awards.
Cette diffusion globale permet à l’Inde de projeter son identité culturelle, ses valeurs et ses traditions de manière accessible et attrayante. Les festivals de cinéma internationaux, les remakes de films indiens à Hollywood et la popularité croissante des plateformes de streaming renforcent cette présence culturelle. Des stars comme Shah Rukh Khan, Aishwarya Rai et Priyanka Chopra deviennent des ambassadeurs culturels informels, renforçant la fascination pour l’Inde. En suscitant un intérêt mondial pour sa culture, l’Inde améliore ses relations diplomatiques, attire le tourisme et stimule les échanges économiques. Consolidant ainsi son influence douce à l’échelle internationale.
La diaspora, relais du soft power indien
La diaspora indienne et les grandes figures de la réussite sont des vecteurs puissants du soft power indien, illustrant l’influence globale de l’Inde à travers des succès individuels et collectifs. Avec plus de 18 millions de personnes d’origine indienne vivant à l’étranger, cette diaspora est l’une des plus vastes et influentes au monde. Des personnalités comme Sundar Pichai (PDG de Google), Satya Nadella (PDG de Microsoft), Kamala Harris (vice-présidente des États-Unis) et Rishi Sunak (ancien Premier ministre britannique) témoignent de la réussite exceptionnelle des Indiens à l’échelle mondiale. Ces figures emblématiques renforcent l’image d’une Inde dynamique et compétente, tout en inspirant les générations futures.
Les contributions de la diaspora s’étendent également aux domaines académique, artistique et scientifique, avec des figures comme le prix Nobel de physique Subrahmanyan Chandrasekhar et le réalisateur oscarisé Shekhar Kapur. Par leurs succès et leur engagement dans leurs pays d’adoption, ces personnalités favorisent des relations bilatérales positives, stimulent les échanges culturels et économiques, et soutiennent des initiatives philanthropiques.
La diaspora est également un relais de la culture indienne, et notamment de sa cuisine. Réputée pour ses épices et ses saveurs uniques, la cuisine indienne s’est exportée bien au delà du continent asiatique. Diffusée dans un premier temps dans les pays anglophones (Royaume-Uni, États-Unis…), elle atteint aujourd’hui les grandes capitales mondiales et intéresse de nombreux internautes sur les réseaux sociaux.
La santé à travers le soft power indien
La puissance de l’Inde dans le domaine de la santé renforce considérablement son soft power, projetant une image de compétence médicale et de contribution humanitaire. L’Inde est devenue un leader mondial dans la production de médicaments génériques, fournissant des traitements abordables à des millions de personnes à travers le monde, notamment dans les pays en développement. Des entreprises pharmaceutiques indiennes comme Cipla, Sun Pharma et Dr Reddy’s sont reconnues internationalement pour leur innovation et leur fiabilité.
Surnommée la « pharmacie du monde », l’Inde produit la moitié des vaccins dans le monde. Hyderabad, la capitale de l’État du Télangana (au sud de l’Inde), est réputée pour la concentration des firmes pharmaceutiques. La « Pharma-city » est considérée comme la plus grande pharmacie du monde, permettant à l’Inde de s’imposer mondialement comme une puissance sanitaire, avec de nombreuses exportations de médicaments génériques à destination des pays en développement, notamment en Afrique, renforçant son image et sa perception dans le Sud Global.
Par ailleurs, l’Inde est une destination majeure pour le tourisme médical, attirant des patients internationaux pour des procédures de haute qualité à des coûts compétitifs, grâce à des établissements de santé renommés tels qu’Apollo Hospitals et Fortis Healthcare. Les initiatives comme l’Alliance mondiale pour les vaccins et la vaccination (GAVI), où l’Inde joue un rôle crucial, renforcent son image de partenaire global pour la santé publique. Durant la pandémie de Covid-19, l’Inde s’est illustrée avec l’initiative CoWin pour une meilleure distribution des vaccins dans les pays en développement.
Ces contributions aux soins de santé globaux, alliées à des initiatives comme l’Ayushman Bharat, le plus grand programme de santé publique au monde, illustrent l’engagement de l’Inde à améliorer la santé et le bien-être à l’échelle mondiale. En se positionnant comme un fournisseur clé de soins de santé accessibles et de qualité, l’Inde renforce son soft power en promouvant une image de bienveillance et de compétence médicale sur la scène internationale.
L’espace, projection de la puissance indienne
L’espace est une facette impressionnante du soft power indien, projetant une image de compétence technologique et d’innovation. L’Organisation indienne de recherche spatiale (ISRO) a réalisé des exploits remarquables, tels que la mission Mangalyaan, qui a fait de l’Inde le premier pays à atteindre Mars dès sa première tentative, et la mission Chandrayaan, qui a confirmé la présence d’eau sur la Lune. En 2023, la mission Chandrayaan 3 a permis l’alunissage d’une sonde spatiale à des coûts bien inférieurs à la norme. On a tendance à parler de « technologies frugales » pour qualifier les moyens indiens, peu chers mais aussi moins sûrs. L’objectif de Modi est clair : un Indien sur la Lune avant 2040.
Ces succès démontrent les capacités scientifiques et techniques de l’Inde et suscitent une admiration mondiale pour son approche économique et efficace des missions spatiales. En offrant des services de lancement de satellites à des pays du monde entier à des coûts compétitifs, le pays se positionne comme un acteur clé de l’industrie spatiale internationale. Ces avancées renforcent les partenariats scientifiques et technologiques avec d’autres nations, augmentent la visibilité de l’Inde sur la scène mondiale et inspirent une nouvelle génération de scientifiques et d’ingénieurs. Le pays est également un acteur de premier plan du New Space, avec des start-up dynamiques comme Skyroot Aerospace, spécialisée dans les lanceurs privés pour les mini-satellites en orbite basse, cruciaux pour la couverture universelle d’Internet.
Conclusion
L’Inde a bien compris que pour peser et rivaliser avec les grandes nations, elle devait savoir combiner l’ensemble des éléments de la puissance, et son soft power est un atout certain. Le pays parvient à montrer son dynamisme en dehors de ses frontières, même si la réalité n’est pas exactement celle que l’on peut nous présenter. Par ailleurs, il est important de souligner que les divers éléments cités ci-dessus sont désormais sujets à l’instrumentalisation politique exercée par le BJP et Narendra Modi dans des visées électorales populistes, notamment pour communiquer l’image d’une Inde hindoue (concept de hindutva), en opposition aux principes des pères fondateurs instaurés dans la Constitution de 1950.
Ces éléments peuvent être précieux pour des sujets sur le continent asiatique (tant à l’écrit qu’à l’oral), mais aussi sur les questions en lien avec la remise en question actuelle de l’Ordre mondial et la montée du Sud Global, dans lequel le pays est un des principaux leaders. Exemple original mais incontournable, l’Inde est une question à maîtriser pour aborder sereinement les concours !
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