Cet article propose une analyse de la scène de bal au début du roman Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras. Le texte est étudié en regard avec d’autres scènes de bal iconiques de la littérature française. On évoquera notamment La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette (1678), Anna Karénine de Tolstoï (1878), ou encore Cendrillon de Perrault (1697).
Les similarités : la reprise du topos romantique par Marguerite Duras
Quand on regarde de près la scène de bal, au début du Ravissement, on remarque immédiatement un grand nombre de parallèles avec de nombreuses scènes de bal iconiques de la littérature française.
La présentation d’une femme magnifique
D’abord, les personnages qui se rencontrent sont mis en scène. Ils se dégagent d’une foule et se font remarquer par leur grâce ou leur beauté. Par exemple, lorsque la Princesse de Clèves arrive au bal, on « admir[e] » son physique et sa « parure ». On retrouve la même chose chez Cendrillon.
La parure d’Anne-Marie Stretter est différente par sa couleur. Elle est noire, mais c’est l’uniforme de la femme fatale : robe fourreau noire, très décolletée. Dans « femme fatale », il faut entendre « fatale » comme ayant trait à la mort. La couleur noire ici symbolise la dangerosité qui annonce la perte, le deuil de cette relation, la séparation à venir. La femme fatale est par essence dangereuse : on court un risque avec elle. D’ailleurs, on ne l’a ni dans Cendrillon ni dans La Princesse de Clèves.
De plus, Anne-Marie Stretter est maigre. Duras décrit à quel point « l’ossature » de son corps et de son visage est visible. Cette femme est un squelette, auquel sont associés les qualificatifs suivants : elle a une « grâce d’oiseau mort » et évoque une « obscure négation de la nature ». Il y a quelque chose dans ce physique qui semble nier la nature elle-même.
S’opposent alors les personnages lumineux de la Princesse de Clèves et de Cendrillon d’un côté, et les personnages plus sombres et empreints de mystère, comme Anne-Marie Stretter. Elle est en effet ici présentée comme la belle du bal, mais une belle subversive et dangereuse, bien loin de la pureté mise en scène par Perrault ou La Fayette pour leurs héroïnes.
Le caractère spectaculaire de la première rencontre
Dans la description de la scène du bal, l’autrice met en scène la convergence des regards. Conformément au topos littéraire, l’entrée de la belle a en effet un caractère spectaculaire. Ainsi, dans La Princesse de Clèves, l’arrivée de la princesse est immédiatement suivie de l’admiration de la foule. L’autrice insiste sur ce caractère spectaculaire en décrivant la réaction du public. Le Duc de Nemours va notamment jusqu’à enjamber « quelques sièges » pour rejoindre l’héroïne sur la piste de danse.
Dans Le Ravissement, tout le monde est au casino de T. Beach. Une danse s’achève. L’orchestre cesse de jouer. La piste de danse se vide. C’est à ce moment-là qu’arrivent Anne-Marie Stretter et sa fille, qui traversent la piste vidée, donc on ne voit qu’elles. Cette entrée en scène qui se remarque est ensuite mise en exergue, par contraste, avec l’immobilisme de Lol.
Le second élément qui traverse ces scènes de bal est le topos de la première rencontre. La question du regard y est alors primordiale. Si les deux protagonistes ne se connaissent pas, leur rencontre, elle, est publique et soumise au regard d’un auditoire qui devient spectateur. Dans La Princesse de Clèves, la princesse et le duc ne se sont jamais vus, mais ont entendu parler l’un de l’autre. Dans Le Ravissement, Michael a croisé Anne-Marie Stretter à la plage le matin même. On nous décrit tout ce qui se passe autour du couple star, sans décrire concrètement ce qui se passe dans leurs intériorités respectives. Ce qui est fondamental, c’est l’effet produit de cette scène de bal, pas seulement sur le couple, mais aussi sur le lecteur, les spectateurs et les autres personnages.
Dans Anna Karénine, Kitty vit le même ravissement que Lol. La scène de rencontre est pour elle aussi une scène d’abandon. Lol se sent abandonnée, mais également fascinée. C’est une fascination intense qui passe par le regard. Il s’agit là du stéréotype shakespearien de l’amour au premier regard. Et, en effet, il y a tout un jeu autour du regard d’Anne-Marie Stretter dans cette scène. Mais quand a eu lieu le premier regard ?
La grande thématique qui se cache derrière tout cela, c’est la thématique de la fée. On pense par exemple à Viviane qui séduit Merlin l’enchanteur et le retient captif, ou encore Circé qui enchante les compagnons d’Ulysse… On en revient alors au danger que représente la femme fatale. Associé au regard, ce danger prend des allures d’hypnotisation. Cela permet ainsi à Duras de brasser toute une mythologie de l’amour.
L’harmonie du couple
Dans chacune de ces scènes de bal, la rencontre permet de démontrer l’harmonie évidente du couple. Le bal est l’endroit parfait pour écrire une scène de rencontre. On a une bonne raison de soigner sa toilette, ce qui met les personnages en valeur, et la danse permet le rapprochement des corps. Tout ceci se déroule sous l’œil attentif d’un public qui confirme l’harmonie parfaite qui lie le couple.
Le bal est, avant tout, un spectacle. Le regard des autres vient confirmer et valider, marquer cette union. Il y a ainsi une scénarisation de la scène de bal. On insiste sur les effets qu’elle produit et on l’inscrit dans une légende. C’est précisément ceci qui permet de faire référence à tous les personnages de scène de bal de la tradition littéraire.
Les différences : comment Duras déjoue les attentes du lectorat
Dans Le Ravissement, Duras met en avant la réaction de Lol et de Tatiana. On pourrait y voir la reprise d’un topos : celui de la victime de la déception amoureuse. C’est tout à fait ce que l’on retrouve avec Kitty dans Anna Karénine. Kitty est éperdument amoureuse de Vronski, mais ce dernier lui préfère Anna lors de la fameuse scène de bal. Cet abandon la plonge dans le désespoir et la maladie. Une scène de rencontre, c’est aussi une scène d’abandon. Pourtant, dans Le Ravissement, Lol est fascinée. Elle n’est pas anéantie, alors qu’il aurait été logique que Duras développe ce stéréotype de l’amante délaissée, surtout au vu du topos de la scène de bal.
Or, on nous dit très clairement que Lol ne souffre pas. Elle n’est pas du côté de la peine d’amour. Elle s’exprime, au sujet de son fiancé, Michael, qui lui est arraché par Anne-Marie Stretter : « Je n’ai plus aimé mon fiancé dès que la femme est entrée. » Tout a été mis en place pour dérouler la thématique de la trahison, de la tromperie amoureuse, mais Duras la refuse aussitôt qu’elle pourrait être introduite. Lol acquiesce, sourit, elle ne rivalise pas. Elle refuse la rivalité. Elle regarde. Il y aurait pu y avoir l’expression élégiaque, lyrique de l’amour abandonné, mais ces intrigues attendues sont immédiatement mises de côté. Mais alors, de quoi souffre Lol ?
Marguerite Duras nous installe dans le cliché pour ensuite nous en détourner. Elle produit un horizon d’attente qui est aussitôt détruit. Il y a, de manière générale, une volonté chez Duras de bousculer le lectorat. Le texte joue avec les formules banales du roman sentimental. Tatiana, par exemple, est en quelque sorte la représentante de nos attentes littéraires. Page 76, elle dit : « On ne devrait jamais guérir de la passion. » Pourtant, il y a dans le texte une immédiate mise à distance des clichés sentimentaux.
Marguerite Duras semble à la fois se plier aux désirs du lecteur de romans sentimentaux et, en même temps, elle en joue. Il en va de même pour Jacques Hold qui veut entendre quelque chose, qui attend, qui demande dans une mise en scène de la demande. Et en même temps, dire que Lol « récite », c’est insister sur l’aspect fictif de ce que dit Lol. Comme il insiste, elle en rajoute, elle lui donne ce qu’il veut, ce qu’il attend (page 190). Duras parle de la « graisse » du sentiment (page 159). Il y a donc clairement chez l’autrice un refus du lyrisme.
Conclusion
Il est important de rappeler que Duras se nourrit de la tradition littéraire tout autant qu’elle cherche à s’en détourner. La scène de bal du Ravissement met ce paradoxe en exergue. Tout est fait pour construire un horizon d’attentes et le détruire alors qu’il est à peine érigé.
Si l’autrice s’appuie sur des topos littéraires, elle soustrait le lyrisme. Il n’y a pas d’épanchement émotionnel ni de focalisation interne. Le lectorat est noyé dans la foule, ce n’est qu’un regard de plus parmi une foule d’autres yeux. Le protagoniste lui-même est décentré. Lol est abandonnée sur le côté de la piste de danse. Duras annonce ici son refus de guider le lectorat par la main : malgré une intrigue digne d’un roman à l’eau de rose, ce ne sera pas l’objet du texte ici.
Bibliographie
- Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein (1964)
- Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (1678)
- Léon Tolstoï, Anna Karénine (1878)
- Charles Perrault, Cendrillon ou la Petite pantoufle de verre (1697)
C’est la fin de cet article ! Nous espérons qu’il t’a aidé(e) dans tes révisions. N’hésite pas à consulter notre article récapitulatif de l’ensemble des articles publiés sur les prépas littéraires !