Cet article se propose d’analyser le titre du roman de Marguerite Duras, au programme de la BEL pour la session 2025 : Le Ravissement de Lol V. Stein. Cette analyse se double d’une introduction générale à l’œuvre et son autrice. Cela permet d’aborder une des questions du programme : l’œuvre littéraire et l’auteur.
Construire la légende : Duras et le « mythe »
Les lunettes carrées, les yeux cernés, le pull beige aux couleurs fatiguées… autant d’attributs qui, ensemble, composent l’image de cette célèbre écrivaine. Elle a d’ailleurs, depuis peu, une figurine à son effigie. Duras n’est pas qu’une autrice, c’est une véritable légende. Un jour, elle a croisé François Mitterrand dans un restaurant et s’est écriée : « Voici ce qui m’arrive, François, depuis quelque temps, je suis devenue beaucoup plus connue que vous, dans le monde entier. »
La question de la figure de l’auteur (en l’occurrence ici, l’autrice) se pose éminemment chez Duras. La mythification de Duras, à laquelle elle a d’ailleurs elle-même largement participé, commence de son vivant, surtout à partir du succès de L’Amant en 1984. Il existe une abondance de documentaires autour de Duras. Elle n’a cessé de commenter son œuvre, sa vie, ses relations, etc. Elle était une personne extrêmement exposée sur le plan médiatique.
Opinions et engagements politiques
C’est ainsi qu’elle a construit sa figure, une sorte d’autorité morale, qui a pris position dans toutes sortes de débats de l’époque. Elle a ainsi pris parti par rapport au PCF dans les années 1950, auquel elle a adhéré et dont elle s’est finalement détachée plus tard pour des raisons idéologiques. Elle est également connue pour sa participation dans les luttes de Mai 68, ses engagements très féministes, sa prise de position contre la guerre d’Algérie et ses propos controversés quant à l’affaire Villemin (petit Grégory). Ces nombreuses prises de position ont fait d’elle une autorité morale, mais lui ont aussi valu des haines tenaces.
Dans une interview avec Xavière Gauthier, elle se confie : « Je suis très connue, mais pas de l’intérieur. » Et, en effet, le « mythe Duras » passe non seulement par des prises de position publiques, mais aussi par un « style Duras », aussi bien vestimentaire qu’esthétique. L’autrice a une image un peu décadente. Elle est connue pour son addiction à l’alcool ainsi que pour son éternelle cigarette au coin de la bouche. Son style littéraire est très facile à parodier, car axé sur une simplicité apparente et la lacune contradictoire. Ce sont autant d’éléments qui contribuent à la figure d’auteur et nourrissent le mythe. Néanmoins, une tension subsiste entre le mythe Duras et l’impersonnalité de l’écrivain.
Sa posture d’écrivain
Dans une interview en 1980, elle dit : « Écrire, c’est n’être personne […], il n’y a qu’en écrivant qu’on peut atteindre ça. » Elle se dit « écrivain », c’est-à-dire celle qui écrit. Elle refuse les noms d’auteur, de romancière, voire d’écrivaine, car elle désigne son métier par la neutralité absolue. Une des grandes caractéristiques de Duras c’est que, malgré ses diverses prises de position sur le plan médiatique, elle n’est pas – ou du moins ne se considère pas comme – une écrivaine engagée. Malgré l’impersonnalité qu’elle revendique, n’y a-t-il pas un discours moral qui se dessine et qui permettrait de témoigner de l’état moral de la société, dans Le Ravissement ?
Aujourd’hui, on considère que le « mythe » de Duras s’établit, que Duras devient Duras, à partir du Moderato cantabile (1958). Pourquoi ? Parce qu’on note une rupture stylistique très claire avec ses précédents ouvrages. C’est d’ailleurs pour ce texte qu’elle va changer de maison d’édition. Précédemment éditée chez Gallimard, Marguerite Duras décide en effet de publier le Moderato aux Éditions de Minuit. Elle prend très rapidement ses distances avec le Nouveau Roman (comme à peu près tous les écrivains du Nouveau Roman d’ailleurs). Néanmoins, on retrouve des caractéristiques du mouvement dans Le Ravissement : les personnages à peine esquissés, le refus de la psychologie traditionnelle, les leitmotivs, l’intrigue épurée… L’œuvre présente une tension entre la modernité de l’écriture durassienne et un romanesque extrêmement conventionnel.
Un titre évocateur : à la croisée des chemins entre philosophie, psychanalyse et sémiologie
Le terme de ravissement
À propos du Ravissement, Marguerite Duras dit : « Ce livre devait s’appeler Enlèvement, j’ai voulu, dans ravissement, conserver l’équivoque. » Duras joue clairement sur la polysémie du terme. Être ravi, c’est d’abord être enlevé, dans le sens de kidnappé. Cela désigne le rapt, il y a donc une idée de violence. Mais le ravissement désigne aussi le fait d’être très heureux, d’être comblé d’une joie qui se diffuse dans tout le corps et oblitère, vide tout le reste. Il y a alors davantage une idée de passivité. Dans le terme de ravissement, quelque chose se déploie de l’ordre de l’émotion extrême, complexe et intense. Quand on cherche dans le dictionnaire, le synonyme donné pour ravissement est enchantement. On voit donc un lien avec le merveilleux, le magique.
En tout cas, avec le mot ravissement, on dit qu’il y a une victime. Mais à cette idée de victime s’ajoute l’idée de jouissance : on est à la fois victime et on jouit d’être victime. Dans l’entretien avec Pierre Dumayet, Duras explique que « Lol est ravie à elle-même par le spectacle des autres, ravie comme rapt et cela la ravit d’être ravie ». En quoi consiste ce ravissement ? La première personne qui est enlevée, c’est Michael Richardson, le fiancé de Lol. Cela met Lol dans un certain état, que le texte se propose d’étudier. Au début du roman, on assiste à une scène de bal dans laquelle le fiancé de l’une se jette dans les bras de l’autre. C’est une intrigue de roman sentimental, un topos établi de la littérature.
Les implications philosophico-linguistiques
Dans son article, « Le Ravissement de l’hystérique » (Cahiers du cercle de l’Uforca, n° 8), Alexandra Makowiak s’attarde plus précisément sur le titre du roman et ses implications philosophico-linguistiques. Elle écrit : « Lol V. stein, dont le nom oscille entre Lol, la folle, et Stein, la pierre où s’entend la sidération de Lol, médusée par le rapt de son fiancé, encadrant V., pour Valérie celle, qui va bien, qui rit, qui est heureuse dans la folie, Lol V. Stein sonne comme un de ces noms de cas dont la discrétion imposait à Freud de ponctuer les patronymes par des initiales : Lol V. Stein, telle Elisabeth v. R., miss Lucy R. […], tout dans Lol V. Stein indique l’appartenance à la génération de ces belles hystériques de jadis dont Lacan déplorait la perte dans son discours de Bruxelles en 1977. »
Makowiak confirme que Lol est donc ravie : à la fois exaltée et déchirée par la rupture. Il s’agit là du « rapt » de Michael Richardson au bal de T. Beach, enlevé à Lol par Anne-Marie Stretter. L’article soutient que le ravissement est donc, en un premier sens, le rapt, scène inaugurale du roman : le fiancé de Lol, Michael Richardson, est séduit, enlevé par une autre femme, la ravisseuse Anne-Marie Stretter. Mais d’emblée, le titre le dit, le ravissement est avant tout celui de Lol : c’est Lol que cette autre femme enlève, Lol, « frappée d’immobilité », Lol qui ne voit qu’elle, littéralement captivée par cette femme, figure de l’autre femme.
La figure de l’hystérie
Elle y analyse également le roman et son titre comme une exploration de la figure de l’hystérie. Elle étudie en particulier le sens du génitif dans le titre : Le Ravissement de Lol V. Stein. Selon elle, « au sens subjectif du génitif, il s’agit du ravissement de Lol V. Stein, vécu et éprouvé par Lol – du ravissement de l’hystérique. Mais au sens objectif du génitif, il s’agit du ravissement suscité, inspiré par Lol V. Stein, du ravissement procuré par l’écriture, par le texte. » Ne sommes-nous pas, lecteurs et lectrices, également ravis par l’œuvre ? Il en va alors d’une sublimation propre à l’écriture. Le motif du ravissement se dédouble ainsi et se déploie dans une multiplicité de sens.
Dans son sens objectif, le génitif sous-entend donc que c’est bien nous, les lecteurs et lectrices, qui sommes ravis par Lol. Ici encore, la polysémie du mot permet de nombreuses interprétations. S’agit-il de dire que nous sommes émerveillés par le personnage ou que quelque chose nous échappe, nous est volontairement retiré ? L’esthétique tout entière du roman se plaît à pousser le lectorat dans ses retranchements. Jamais il n’est fait sens explicitement de ce point de vue fragmenté, de cette folie que subit ou choisit Lol et des multiples évènements qui ponctuent la narration. Il est indéniable que certaines réponses nous sont refusées, pour ne pas dire ravies.
Conclusion
Il sera primordial pour le concours de pouvoir faire sens de la polysémie du titre de l’œuvre. Le ravissement désigne à la fois l’exaltation et le rapt, toujours dans la violence. Lol est exaltée, notamment dans les nombreux épisodes du champ de seigle. Mais elle est aussi souffrante : la question de sa folie se pose sans cesse et elle est présentée comme victime du rapt de son fiancé.
Cette figure de la femme abandonnée est d’ailleurs un motif récurrent dans les autres œuvres du programme. De plus, le double emploi du génitif (subjectif vs objectif) permet de réfléchir au ravissement comme celui de Lol, autant que comme celui du lectorat. Il est également intéressant d’observer le rapport entre Duras et son œuvre, en particulier à travers le prisme de la question de la figure de l’auteur.