Dans le cadre de ta préparation aux épreuves de la BEL et de la BCE, nous te proposons dans cet article d’analyser la place de l’espace et du temps dans le roman, une thématique très fréquente en lettres en prépas littéraires.
Introduction
Le premier élément que l’on analyse généralement à la lecture d’un incipit est le cadre spatio-temporel. En effet, toute histoire s’ancre dans un espace et une temporalité, plus ou moins définis.
Ainsi, pour Bakhtine, dans Esthétique et théorie du roman, toute intrigue romanesque est solidaire d’un chronotope. Le chronotope, c’est le lieu travaillé par le temps dans le cadre d’un récit qui opère une fusion des indices spatio-temporels en un tout intelligible. C’est ainsi qu’est construit le « monde » dans lequel évoluent les personnages du roman. Le chronotope constitue un cadre.
L’espace
L’espace, dans le roman, c’est principalement le lieu dans lequel se déroule l’histoire. On retrouve à la fois des lieux réels, comme Paris chez Balzac, et des lieux qui s’éloignent de la réalité. Ainsi, certains romanciers font le choix de mêler lieux réels et lieux fictifs dans leur narration. C’est le cas de Zola dans Germinal : Marchiennes est bien un lieu réel, en revanche, Montsou est un lieu fictif. D’autres font le choix de lieux fictifs qui voilent en fait des lieux réels. Par exemple, chez Proust, Balbec est en fait la ville de Cabourg et Combray correspond à Illiers. Finalement, les écrivains peuvent aussi faire le choix de se départir complètement du réel. Ainsi, Orsenna, dans Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, est un lieu totalement imaginaire. On peut donc faire une typologie de l’espace dans son rapport à la réalité.
L’espace peut être représenté de différentes façons. Certains romans préfèrent une représentation initiale de l’espace comme préalable à l’action. C’est le cas dans Le Père Goriot de Balzac. On peut dire qu’on a le lieu comme « pause ». À l’inverse, le lieu peut être perçu comme « mouvance ». Cela signifie qu’on a une représentation itinérante de l’espace, qui suit le cheminement du héros. C’est ce qu’on retrouve dans Don Quichotte de Cervantes.
Autrement, l’espace peut être représenté dans des notations fragmentaires. C’est courant dans les romans du XVIIe siècle, notamment dans La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette. On peut alors dire qu’on a l’espace comme « éclatement ». Finalement, il est aussi possible de trouver une représentation de l’espace avec des lieux enchâssés. Du côté de chez Swann de Proust en est un exemple : la tasse de tilleul va faire éclore de nombreux autres lieux.
Les fonctions de l’espace
Outre la définition et la représentation de l’espace, il faut s’interroger sur ses fonctions.
Fonction narrative
La localisation et la configuration du lieu sont nécessaires à l’intrigue. C’est le cas de la mine dans Germinal.
Fonction référentielle et réaliste
L’espace et sa description créent l’illusion du réel. Ils y parviennent en rattachant l’intrigue à des lieux réels ou à un mélange de lieux réels et fictionnels. Néanmoins, dans la mesure où il y a des lieux réels, la fiction est aspirée par la réalité. Tous les espaces ne remplissent donc pas cette fonction.
Fonction symbolique et figurative
L’espace est une métonymie de l’individu à deux titres :
- Le lieu est une expansion de l’individu (ou inversement), mais il existe bien une interdépendance entre le lieu et le personnage. Exemple : Le Père Goriot, Le Ravissement de Lol V. Stein.
- Le voyage physique peut aussi être métonymique d’un voyage intérieur ou intellectuel. Exemple : La Modification de Michel Butor, Jacques le Fataliste et son maître de Diderot.
L’espace est une métaphore sociale : l’espace du roman est métaphorique de l’espace social qui reproduit donc les luttes sociales. Dans Le Père Goriot, Rastignac va passer du Quartier latin au Faubourg Saint-Germain. Puis il finit dans le cimetière du Père-Lachaise qui domine Paris. Ce trajet spatial est aussi un trajet ascensionnel dans la société, il franchit les différentes classes sociales.
L’espace est une métaphore philosophique : l’espace dit le rapport de l’homme à son humaine condition. La tragédie de l’homme s’exprime aussi en termes d’espace avec, par exemple, des lieux d’ouverture qui montrent le manque de repères. C’est le cas du Désert des Tartares de Buzzati ou du Rivage des Syrtes de Gracq. L’espace peut aussi être la projection d’une conscience ou d’un inconscient. L’espace du roman est pris en charge dans des descriptions. Cela pose la question de la focalisation. L’espace qui est vu parle donc aussi du personnage qui regarde et ruine toute possibilité d’objectivité. C’est ce que montre La Jalousie de Robbe-Grillet où l’espace ne dit rien sur les lieux eux-mêmes, mais nous en dit plutôt sur celui qui regarde.
Fonction esthétique
L’espace peut acquérir une fonction esthétique. Il peut être l’objet d’une peinture, d’une ekphrasis. La description des Halles par Zola dans Le Ventre de Paris remplit cette fonction.
Le temps
Malgré l’intérêt de certains romanciers pour la peinture, le roman est avant tout un art du temps. En effet, le discours et la langue s’inscrivent plutôt dans une temporalité syntagmatique.
Dans « Discours du récit » qui se trouve dans Figures III, Genette dit que raconter c’est situer des événements dans le temps et par ailleurs utiliser la langue qui se déroule elle aussi dans le temps. Il distingue deux temps : celui de l’histoire, ou encore des événements (c’est-à-dire le temps où se passent les événements fictionnels qui arrivent aux héros), et le temps de la narration (c’est-à-dire comment le narrateur va se situer pour raconter ces événements).
La distinction du moment de la narration par rapport au moment de l’histoire
Selon Genette, on peut avoir quatre cas de figure :
- La narration ultérieure, qui est la modalité la plus fréquente utilisée dans le roman. Le narrateur raconte une histoire qui s’est déroulée avant qu’il ne la relate. Il s’agit donc d’un récit rétrospectif au passé.
- La narration simultanée, dans ce cas, la narration se situe en même temps que les faits. C’est la narration utilisée dans L’Étranger de Camus. Elle est très fréquemment utilisée au XXe siècle.
- La narration antérieure, où le narrateur raconte les faits avant qu’ils ne se produisent. Cela regroupe les récits prophétiques et les prédictions qui sont écrites au futur.
- La narration intercalée, qui introduit une pause dans l’action et qui reprend ce qui se passe dans l’action. C’est la plus utilisée dans le roman épistolaire ou encore le journal intime.
L’ordre de la narration par rapport à l’ordre de l’histoire
Genette distingue trois cas de figure :
- Je peux raconter en suivant l’ordre des événements de l’histoire. Dans ce cas, la narration respecte l’ordre chronologique. C’est ce que font la plupart des romans jusqu’au XIXe siècle.
- Je peux raconter après coup un événement antérieur. Dans ce cas, on a une analepse.
- Je peux raconter avant coup un événement ultérieur. Dans ce cas, on a une prolepse.
Il s’agit d’achronies temporelles, c’est-à-dire la modification de l’organisation chronologique.
Le rapport entre la durée de la narration et la durée des événements
Genette compare la durée de la narration, qui se mesure en nombre de pages, et la durée de l’histoire, qui se mesure en jours, en heures, en années. Ce rapport va permettre de mesurer la vitesse narrative. Il propose cinq termes pour décrire cinq rapports entre la durée de la narration et la durée de l’histoire.
- La pause : dans ce cas, je suspends le temps de l’histoire, notamment lors de descriptions (TH = 0).
- Le ralenti : dans ce cas, la narration développe longuement ce qui prend peu de temps dans l’histoire. C’est l’équivalent du slow-motion cinématographique, qu’on retrouve par exemple dans la scène de la première rencontre entre la Princesse de Clèves et le Duc de Nemours au bal (TN > TH).
- La scène : dans ce cas, on a une équivalence entre le temps de l’action et celui de la narration. Les dialogues en sont un exemple (TH = TN).
- Le sommaire : l’inverse du ralenti, on résume en réduisant à quelques lignes des événements qui ont peu d’intérêt (TN < TH).
- L’ellipse : quand la narration passe sous silence certaines périodes de l’histoire (TN = 0).
La fréquence de la narration
On a encore des modalités tout à fait différentes :
- Le narrateur peut raconter une fois des faits qui se sont passés une fois (1N/1H). On a alors un récit singulatif.
- Le narrateur peut raconter une fois des faits qui se sont passés plusieurs fois (1N/nH). On a alors un récit itératif.
- Le narrateur peut raconter plusieurs fois des faits qui se sont passés une fois (nN/1H). On a alors un récit répétitif.
Le roman épistolaire et le roman du XXe siècle vont choisir plutôt le récit répétitif, alors que le roman du XIXe siècle choisira plutôt le récit itératif.
Conclusion
Le temps et l’espace sont essentiels au sein du roman. Ils remplissent diverses fonctions et s’entremêlent pour constituer le support de la narration. Loin d’être de simples supports cependant, ils sont souvent également des éléments structurants. Le cadre spatio-temporel se construit comme un ensemble plus ou moins cohérent, dans lequel évoluent les personnages du roman qui, bien souvent, interagissent avec les lieux. Il est donc indispensable de savoir analyser le chronotope pour pouvoir mettre en relief ses différents effets dans le texte.
Bibliographie
Sources
- Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman
- Gérard Genette, Figures III
Textes littéraires cités
- Émile Zola, Germinal
- Marcel Proust, À la recherche du temps perdu
- Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes
- Honoré de Balzac, Le Père Goriot
- Cervantes, Don Quichotte
- Michel Butor, La Modification
- Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître
- Dino Buzzati, Le Désert des Tartares
- Albert Camus, L’Étranger
- Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein
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