œuvre

Cet article propose une introduction à la notion au programme : « L’œuvre littéraire et l’auteur ». Ce sujet peut avoir l’air étrange, car c’est une association qui semble aller de soi. L’œuvre a nécessairement un auteur et l’auteur a nécessairement une œuvre. On explicite : tout texte a bien été écrit ou retranscrit par quelqu’un. De la même manière, toute personne qui se dit auteur est bien l’auteur de quelque chose. Il est donc question ici de s’interroger sur le lien qui lie une œuvre et son auteur. Quelle est la nature de ce lien ? Quelles en sont les modalités, les conséquences ?

Introduction

Prenons l’exemple de l’autrice autrichienne Elfriede Jelinek qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 2004. À la suite de son prix, elle décide de se retirer de la vie publique, ne répond à aucune interview, et son existence littéraire s’est dématérialisée. Elle ne publie plus ses œuvres, elle les poste sur Internet au jour le jour.

Son idée est que, de cette manière, ses livres appartiennent à tout le monde et à personne. Elle produit donc un travail disponible : pour elle, puisqu’elle peut les modifier à sa guise, et pour ses lecteurs, qui peuvent les consulter en bloc ou de manière fragmentaire. C’est complètement nouveau et interroge le rapport de l’auteur à l’œuvre.

L’œuvre n’est pas définitive

Dans le cas de Jelinek, le texte en ligne n’est pas imprimé. Ainsi, à tout moment, l’autrice peut revenir sur ce texte. Tant que l’autrice est en vie, elle peut faire ce qu’elle veut de son texte et le reprendre de manière presque infinie. Cela remet en question une des problématiques fondamentales dans le rapport à l’œuvre : celle de l’œuvre close. L’œuvre littéraire n’est jamais close, elle reste ouverte en permanence.

Il y a une possibilité de mouvement à l’intérieur d’un texte – possibilité présente dans tout texte (puisque tout texte est un texte en mouvement), possibilité poussée à bout par les outils informatiques qui permettent d’enregistrer des morceaux, de les modifier, etc. La position de l’auteur est donc désacralisée, et par conséquent l’œuvre littéraire aussi.

La gratuité de l’œuvre

Un des rapports de l’auteur à l’œuvre littéraire est un rapport économique. Verlaine, par exemple, n’arrêtait pas de quémander de l’argent à ses éditeurs pour pouvoir survivre. Aujourd’hui, les droits d’auteur garantissent aux auteurs une certaine autonomie, d’abord financière, mais aussi idéologique et littéraire.

C’est moins le cas de certains auteurs du passé, comme Du Bellay, qui dépendaient parfois de mécènes. D’ailleurs, Jelinek ne gagne plus d’argent grâce à ses textes, cela veut-il dire que l’œuvre n’est plus sa propriété ? Elle dit : « Vous pouvez faire tout ce que vous voulez, vous n’avez rien payé, moi j’ai payé de ma vie, mais ce n’est pas votre problème. »

C’est un geste de création de gratuité absolue, dans lequel se trouve peut-être une resacralisation de la littérature dans son extrême gratuité. Cette thématique rejoint le grand thème des Poètes Maudits, auxquels appartient Verlaine.

La disparition de l’auteur

Jelinek en tant qu’individu n’importe absolument pas dans tout ce dispositif. Tout ce qui importe, c’est l’œuvre – sur le site, œuvre que l’on va lire, couper, enregistrer, utiliser de toutes sortes de manières. La tentation de la dématérialisation, c’est peut-être aussi la disparition de l’auteur : il n’y a plus que l’œuvre.

Ces éléments nous permettent surtout de nous interroger sur la question de la maîtrise et du contrôle de l’auteur sur son œuvre. Jusqu’à quel point l’auteur maîtrise-t-il son œuvre ? Cela conduit à s’interroger aussi sur la question de la carrière littéraire. Qu’est-ce qui se passe pour qu’une autrice reconnue, comme Jelinek, décide de disparaître ? C’est le cas de Jelinek, mais aussi d’Elena Ferrante, Thomas Pynchon, et de nombreux autres…

Il y a une tentation d’un certain nombre d’écrivains à disparaître. Et pourtant, l’œuvre vit. Il y a même des œuvres (Arsène Lupin, Fantomas…) que l’on connaît très bien, mais dont on ne connaît pas du tout les auteurs. Cela pose la question de l’autonomie de l’œuvre (ex. : L’Astrée) : l’œuvre peut-elle être autonome de son auteur ?

La signature

On peut, dans un premier temps, parler de l’auteur comme d’un maître des lieux. Dans Seuils, Genette considère l’espace littéraire comme un lieu dont l’accès est borné par des seuils. Le premier point absolument fondamental qu’il soulève est la question de la signature. On sait que l’œuvre est écrite par un auteur parce qu’elle est signée. Historiquement, la signature (comme objet matériel) apparaît au cours de la Renaissance avec l’apparition de l’imprimerie. En revanche, d’autres signatures sont possibles.

Par exemple, Chrétien de Troyes dans Perceval ou le Conte du Graal : le nom de l’auteur peut être dit dans le texte. En outre, la dernière phrase de la Chanson de Roland est « Ci falt la geste que Turoldus declinet », c’est-à-dire ainsi s’achève la chanson de geste déclinée/écrite/copiée (traduction imprécise) par Turoldus. Au Moyen-Âge, en effet, la question de l’auteur ne se pose pas. Le nom de l’auteur n’était pas capital. Ce qui importait, c’était la performance, la présentation du texte. L’œuvre est alors un bien commun, d’où la confusion entre actor/auctor.

La propriété

Cette situation a néanmoins évolué, notamment par le biais du recul des pratiques orales de la lecture grâce à l’invention de l’imprimerie. La possibilité d’une lecture individuelle se développe. On fait alors figurer le nom de l’auteur sur la couverture, et, dès le XVIe siècle, parfois même un portrait de l’auteur (seulement pour les grandes stars de l’époque). Un des premiers est Ronsard. L’auteur devient alors une vraie personne, un individu avec un nom, des traits et une réalité.

La deuxième évolution est l’apparition de la propriété littéraire sur les plans économique et juridique. Les œuvres vont se diffuser, cela va donc engager des conséquences économiques. La protection des droits matériels de l’auteur (droits d’auteur, droit de regard sur l’édition…) apparaît au XVIIIe siècle avec Beaumarchais qui œuvre pour la reconnaissance de la propriété littéraire. Se développent en même temps l’idée d’une propriété économique et, parallèlement, l’idée d’une propriété et autorité morale. Désormais l’auteur va, certes, gagner de l’argent sur son texte, mais est aussi considéré comme responsable de ce qui y est écrit.

Michel Foucault, dans un texte intitulé « Qu’est-ce qu’un auteur ? » tiré de Dits et Écrits, parle de la reconnaissance juridique de l’œuvre, et de comment cela a conduit les auteurs à la transgression. Selon lui, l’auteur va profiter de la tentation de la transgression. Il se considère comme propriétaire de son œuvre et y met de lui, de son étoffe, il peut donc y mettre des pensées subversives, alors qu’avant l’idée de propriété littéraire, il était limité (par les mécènes, par exemple).

Avant la propriété, l’œuvre appartenait à trois catégories de personnes :

  1. Le libraire/l’éditeur/l’imprimeur, qui achetait à l’auteur son ouvrage et pouvait ensuite en faire ce qu’il voulait.
  2. La troupe de théâtre qui possédait la pièce, ce qui pouvait engendrer des accrochages entre les troupes et les auteurs à cause de conflits d’intérêts, comme ce fut le cas pour Racine.
  3. Le mécène. Le mécénat peut devenir problématique pour l’auteur, comme par exemple pour Joachim du Bellay. En effet, un des mécènes de Du Bellay est son oncle, le cardinal Jean du Bellay, qui est envoyé en mission diplomatique, mais échoue, et est en disgrâce à Rome. Du Bellay le poète est donc embarqué dans cette disgrâce. Toutefois, la propriété littéraire n’est pas synonyme d’autonomie de l’auteur. Au XIXe siècle, par exemple, les auteurs commencent à publier dans les journaux, ce qui crée de nouvelles contraintes.

Les réticences

Malgré tout cela, il y a parfois une réticence des auteurs à assumer leurs œuvres, une réticence qui va longtemps perdurer. Le mot auctor a donné le mot autorité. L’auteur est donc celui qui fait autorité (à l’inverse de l’écrivain, qui, par définition, écrit).

Roger Chartier explique que ce mot est au départ utilisé pour désigner Dieu, l’Auteur de la Création. S’affirmer auteur, c’est donc finalement se prendre pour Dieu, en un sens. Furetière, dans son Grand Dictionnaire universel, dit que l’auteur est celui qui a créé quelque chose. Il ajoute que l’utilisation la plus fréquente de ce mot concerne Dieu. Et l’auteur peut avoir quelques scrupules. Cela conduit donc à un ensemble de discours de modestie reflétant la volonté de se considérer moins comme un auteur que comme un écrivain.

Nous sommes donc dans une contradiction

Ce dont il faut également avoir conscience, c’est que cette réticence dépend également des genres. Il est plus facile de dire « je suis l’auteur d’un poème épique » que « je suis l’auteur de contes ». La hiérarchie des genres facilite la signature de certains textes plutôt que d’autres. Par exemple, le nom de La Rochefoucauld n’apparaît sur ses maximes qu’après sa mort. De même, La Bruyère ne se révèle être l’auteur des Caractères qu’au sixième volume, et de manière indirecte. Un autre exemple est La Princesse de Clèves, qui est d’abord publié anonymement.

Dans un écrit expliqué par Gérard Genette dans Seuils, Walter Scott explique qu’il refuse de signer le roman Waverley à cause des a priori négatifs de l’époque à l’égard du roman. Néanmoins, au vu du succès de ce texte, il signe les suivants « par l’auteur de Waverley ». On voit que ce qui fait peur aux auteurs, c’est que revendiquer la paternité d’un texte, c’est courir un risque sur le plan social. L’œuvre littéraire a donc des conséquences sur l’auteur. Écrire n’est pas neutre. C’est tout le problème de Rousseau, qui a été persécuté (à juste titre, pourrait-on dire) pour avoir écrit Émile et abandonné ses enfants.

La revendication d’un texte engage donc la personne sociale

Pour y remédier, on remarque le développement de l’usage de l’anonymat ou le recours à un pseudonyme. La question du pseudonyme est aussi complexe qu’intéressante, car le pseudonyme cache mais révèle à la fois. C’est le cas de Verlaine qui parle de lui-même dans Les Poètes maudits en passant par une anagramme plus qu’évocatrice : « Pauvre Lelian ».

Il signe aussi certains de ses poèmes saphiques très licencieux par des noms à consonance hispanique, qui rappellent néanmoins son véritable nom (Pablo de Herlagnez, Pablo-Maria de Herlanes, etc.). On voit donc une dualité entre la volonté de s’affirmer comme père de l’œuvre et la réticence d’accepter la filiation.

L’avis au lecteur des Essais (1595) de Michel de Montaigne est considéré comme l’acte de naissance de l’auteur. On considère même que Montaigne est le premier à revendiquer frontalement, directement, franchement l’autorité de cette œuvre. C’est un « Au lecteur », mais aussi « un Adieu Lecteur » au lecteur lambda, car cet ouvrage est fait pour sa famille et son entourage. Montaigne est ici dans un rapport à l’écriture qui fait qu’on a une forme d’identification entre l’œuvre et l’auteur. Il écrit : « C’est moi que je peins. » Il est donc l’objet de ce livre et assume pleinement quelque chose qui pourrait être problématique dans une culture chrétienne. Il parle en son nom.

Conclusion

On remarque que le lien entre l’œuvre et son auteur soulève de nombreuses problématiques. L’auteur est considéré comme la figure d’autorité ou tutélaire du texte. Il y a donc des enjeux économiques mais aussi sociaux, voire moraux. L’auteur peut néanmoins adopter différentes positions face à son œuvre : le rejet par l’anonymat, l’appropriation par la signature ou encore un rapport plus ambigu avec l’usage de pseudonymes.

Il convient donc de s’interroger davantage sur les différentes problématiques que pose le lien – rompu, rejeté ou assumé – entre une œuvre et son auteur.