Est-ce par ce qu’elle est littéraire que l’œuvre a une valeur ? La valeur peut être sa qualité, mais aussi son éthique, sa morale. Une propriété est une caractéristique. Les propriétés peuvent être la littérarité, la recherche esthétique… C’est la manière dont le texte se construit. Mais qu’est-ce qui appartient véritablement à la littérature ? Dans cet article d’introduction à la notion au programme, « L’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur », on réfléchira à l’intitulé de l’axe et on proposera quelques premiers exemples et pistes de réflexion.
L’intitulé de l’axe
Lecture linéaire
On peut d’abord lire l’énoncé de manière linéaire : l’œuvre littéraire possède des propriétés qui permettent de décider sa valeur. Cela voudrait dire qu’on évalue une œuvre littéraire singulière à partir de ses caractéristiques propres. Il s’agirait donc d’observer, par exemple, le style, la composition, etc. C’est-à-dire tout ce qui fait la singularité de l’œuvre.
À partir du moment où on évalue une œuvre littéraire, n’est-ce pas un comportement comparatiste à autre chose ? L’œuvre ne peut-elle pas avoir de valeur et de propriété propres, autonomes ? On va sans doute avoir besoin de critères d’évaluation, mais peuvent-ils seulement prétendre à l’objectivité ? Existe-t-il une science du chef-d’œuvre ?
Pierre Reverdy, poète français associé au cubisme, le formule très bien dans son ouvrage Self Defense : « On sait à peu près pourquoi une œuvre est mauvaise, mais bien moins pourquoi elle est bonne. »
Lecture distributive
On peut aussi avoir une lecture distributive de l’énoncé : l’œuvre possède des propriétés qui permettent de décider de sa valeur littéraire. Ici, on va définir l’appartenance d’une œuvre à ce domaine qu’on appelle la littérature et définir la littérarité d’un texte. On se pose alors uniquement la question de la valeur littéraire du texte.
Dans tous les cas, il y a un point commun aux deux lectures : les propriétés sont les qualités intrinsèques de l’œuvre et elles entrent en tension avec les qualités extrinsèques à l’œuvre. Par qualités extrinsèques, on entend la littérarité, c’est-à-dire la valeur produite par la rencontre entre qualités internes et jugement externe.
L’évaluation d’une œuvre littéraire peut-elle se distinguer de la valeur attribuée à la littérature en général ? La question majeure est de savoir si l’on peut évaluer l’œuvre indépendamment de tous les critères de la littérature. C’est tout le problème des œuvres incomprises : on ne peut évaluer qu’en fonction de ce qu’on connaît. Ce qui sort de cette sphère est un ovni.
Pistes de réflexion
Pour Alain Vaillant, historien de la littérature, il s’agit d’une question très contemporaine
Il considère que c’est une quête de légitimité très nouvelle de la littérature, liée à une crise du domaine littéraire qui tient à la marginalisation de la littérature par rapport à toutes sortes d’autres pratiques culturelles.
À cela, il associe la crise de l’institution scolaire : pendant des siècles, la valeur d’une œuvre était décidée par les institutions scolaires. Aujourd’hui, il y a d’autres lieux et acteurs qui entrent en jeu : les médias, les émissions littéraires ou autres, les blogs, le numérique, etc.
Ce que nous appelons aujourd’hui les critiques (au départ, un mot très académique) est très journalistique
Cette idée est née au XIXe siècle et correspond alors à une volonté de professionnaliser l’étude des textes. En faire une profession permet aussi d’accorder de la valeur à la littérature. Néanmoins, c’est au XVIIe siècle que les lettrés et les doctes naissent : ils émergent d’une réaction de déni de valeur de l’art et de la littérature.
Autrefois relevant d’abord de l’artisanat, manuelle donc dévalorisée, la littérature est mal vue, privée de noblesse. Le préjugé est tenace. La préface de Joachim du Bellay dans L’Olive s’élève ainsi contre « la fausse persuasion que l’art déroge à l’exercice de la Noblesse ». Au mieux, la littérature est considérée comme un divertissement. Elle est conçue comme une activité à laquelle on s’adonne absolument gratuitement et qui ne permet pas de gagner sa vie. Cela explique en partie la publication anonyme de certains ouvrages (c’est le cas de Madame de La Fayette, par exemple).
À partir de ce déni de valeur, la littérature va chercher à se légitimer, à se donner une valeur
Cela passe d’abord par le discours des spécialistes, c’est-à-dire des doctes. Le XVIe siècle est le siècle des arts poétiques, ces écrits qui énoncent des règles permettant d’écrire une œuvre. Le développement de ces textes correspond à une volonté de réflexion sur la littérature : ceux qui les écrivent sont à la fois théoriciens et praticiens.
Ce n’est qu’à partir du XVIIe siècle que l’on voit un mouvement de légitimation très fort, avec la création des académies, encouragées notamment par Richelieu. Mais ces spécialistes vont être de moins en moins des écrivains. Comme si, finalement, il n’était plus indispensable d’être praticien pour parler de la littérature. Cela lui ajoute-t-il une valeur supplémentaire, de par le côté objectif, scientifique, de ces analyses ?
Toutefois, ces académies publient des textes sur la littérature, et non de littérature. Il y a des publications, mais aussi des séances, des salons où l’on discute de la littérature. La dimension collective et orale est aussi plus efficace que des exposés doctrinaux en forme. À partir des œuvres observées, donc de la singularité d’une œuvre, on va établir des critères de valeur qui sont valables pour l’ensemble de la littérature. On réfléchit en fait, à travers les propriétés d’une œuvre, à l’ensemble de la littérature.
Ces académies ont divers objectifs, dont la production de normes. Au départ, il n’y a qu’un petit groupe d’amis qui se retrouvent pour discuter de littérature de manière informelle. Et puis, il va se constituer une académie qui, elle, va devoir être reconnue. On officialise après coup. Il y a tout un réseau de légitimation qui donne aux normes une autorité.
La Querelle du Cid
Un exemple de ces tensions est la fameuse Querelle du Cid (1636-1638), qui advient après la première représentation de la pièce de Corneille en 1636. L’Académie française, fondée par Richelieu, c’est-à-dire par l’État, en est un acteur essentiel. Le Cid a eu un énorme succès et a suscité des jalousies : notamment de la part de Georges de Scudéry. Pour répondre à la cabale littéraire contre Le Cid, Richelieu a demandé à l’Académie française de juger la pièce. C’est en fait une forme d’acte de naissance de la critique. C’était un moyen de légitimer l’Académie. De l’examen de la pièce ressort un texte : Les sentiments de l’Académie française sur le Cid. Ce texte est l’acte de naissance de l’Académie et permet la mise en place des normes classiques.
On reproche en fait à Corneille de ne pas avoir respecté des règles qui n’avaient pas encore été réellement mises en place. Une des missions et un des problèmes de ces discours critiques, c’est la production de normes. Il y a eu une mystérieuse résistance aux normes. La question qui s’est posée, c’est aussi le rôle des normes par rapport à la production créative. D’autant plus que le mécénat réduit également la production littéraire : l’État au XVIIe siècle est le plus grand producteur de textes et de règles, ce qui montre que la valeur d’une œuvre à cette époque dépend de l’État. La littérature est devenue officielle.
Les choses ont évolué avec le développement des journaux
C’est la possibilité pour les critiques de construire un nouvel espace de liberté, d’élargir leur influence. C’est la naissance de la critique moderne. Toutefois, les journaux étaient à l’époque très largement contrôlés par l’État et soumis à la censure. De ce fait, ils se sont ouverts à des sujets moins politiques, plus littéraires. C’est la raison pour laquelle, à cette époque, la littérature est très présente dans les journaux. Apparaît alors une rupture entre écrivains et critiques. Les journaux deviennent le lieu d’opposition à certains types de mouvements, certaines esthétiques, certains auteurs.
Les plus célèbres sont les cabales de Nisard contre les romantiques, Sainte-Beuve contre Balzac… Et un certain nombre de termes sont nés du journalisme : classicisme (par opposition au romantisme), fumisme (pour désigner les esthétiques de Verlaine et Rimbaud)… La critique devient la rivale de l’écrivain : les critiques sont souvent des écrivains mineurs, pour ne pas dire ratés. On cherche à être maître du champ littéraire : c’est un duel qui oppose critiques et écrivains. Balzac l’a montré dans ses Illusions perdues. Il révèle que la presse est tributaire de l’argent des directeurs de journaux qui investissent et contrôlent la production. Le meilleur juge devient celui qui écrit par lui-même, qui est aussi auteur.
Conclusion
On voit bien que l’intitulé même de l’axe d’étude au programme interroge. Faut-il le comprendre par une lecture linéaire ou bien distributive ? Dans les deux cas, de nombreuses questions se posent : qui décide de la valeur d’une œuvre littéraire ? Comment définir ses propriétés ? Comment même définir la littérature ?
Nombreux sont ceux qui tentent de répondre à ces vastes interrogations. L’histoire littéraire le montre : les producteurs de littérature sont bien souvent dépendants d’une société, d’un État, d’un mécène ou d’un système qui leur impose un certain nombre de contraintes. Le personnage du critique littéraire est lui aussi une figure qui a beaucoup évolué. De nouvelles questions se posent alors : qui est-il ? Comment établit-il son jugement ? Sur quoi repose la critique ?