Tout roman a son personnage, mais tous les personnages ne sont pas des personnages de romans. Qu’est-ce que le personnage ? Quelle est sa fonction ? Mais aussi : qu’est-ce qui différencie le personnage de roman d’un personnage de théâtre ou du persona poétique ?
Introduction
Le mot personnage tire son étymologie du latin persona, qui désigne le masque d’un acteur. Ainsi, en français, le terme renvoie à l’idée d’une apparence, ce qui pose le problème du rapport à l’identité. Ce problème, c’est qu’un certain nombre de procédés visent à construire le personnage comme une personne.
Pourtant, il s’agit bien dans les faits d’un être de mots et de papier. Il n’a d’autre existence que celle que lui confère la plume d’un auteur.
Le personnage comme personne
La désignation
Jusqu’au Nouveau Roman, le personnage de roman est construit comme une personne. Les auteurs mettent en place un certain nombre de procédés pour le désigner comme tel. Ainsi, l’auteur accorde souvent au personnage un état civil : en particulier un nom, un prénom, une catégorie sociale, etc. Ce nom est d’autant plus efficace qu’il peut être le support d’associations d’idées. C’est là le rôle de l’onomastique, qui permet d’analyser le nom comme un possible réseau de sens. Par exemple, dans L’Étranger de Camus, le personnage principal est nommé Meursault. Dans ce nom, on entend et on lit à la fois les mots meurtre, mort, mère, mer et, éventuellement, soleil. Le nom est donc tout à fait fondamental parce qu’il aide à la représentation du personnage.
À partir des années 1950, en France, le Nouveau Roman propose de prendre le contre-pied. Ce mouvement refuse la désignation conventionnelle du personnage. On pensera par exemple à la symbolique du nom Lol V. Stein dans le roman de Marguerite Duras. Le nom est toujours évocateur, mais il est déjà réduit. Certains y lisent l’expression de la mutilation de la terminaison féminine de Lola. D’autres y voient la mutilation du prénom Valérie, réduit à une seule lettre (le V). Le nom de famille Stein, signifiant la pierre en allemand, désigne Lol comme un personnage pétrifié, immobilisé dans la folie.
Avec le Nouveau Roman, la désignation du personnage devient floue, difficile, voire absente. Les personnages peuvent alors être désignés par une lettre, comme dans le roman La Jalousie de Robbe-Grillet, ou ne pas avoir de nom du tout.
La qualification
La construction du personnage passe ensuite par la qualification : c’est ce qui donne de l’épaisseur au personnage. Dans les textes brefs comme la nouvelle, la qualification du personnage est bien souvent réduite à un ou deux traits significatifs. Elle y est concise, car elle ne forme pas le centre du récit. De même, il est rare de voir émerger des personnages, au sens narratif du terme, en poésie. On parle plutôt de « figures poétiques ». Au théâtre aussi, la qualification est généralement concise. Chez Molière, par exemple, de nombreux personnages correspondent à un archétype.
À l’inverse, le roman, par sa longueur caractéristique, est la forme la plus à même de développer la qualification au premier plan de la narration. Cela a d’ailleurs donné lieu à l’émergence d’un type de roman : le roman psychologique, qui se concentre spécifiquement sur la caractérisation extensive du personnage. Le romancier donne au personnage une identité physique, psychologique, sociologique.
La qualification du personnage passe par quatre approches
Le portrait
Le portrait est une qualification de premier plan. Il se déploie dans une description qui peut-être physique ou morale, concentrée (Balzac) ou éparpillée (Flaubert, Zola). Le portrait physique donne à voir l’apparence extérieure du personnage, tandis que le portrait moral s’applique à décrire la personnalité ou les traits de caractère de ce dernier. Conventionnellement, on parle de portrait lorsque la description du personnage est concentrée, c’est-à-dire qu’elle se fait en un bloc, plus ou moins ininterrompu. À l’inverse, une description éparpillée construit l’image du personnage au fil du roman, au gré des qualificatifs disséminés à travers les pages.
Dans Eugénie Grandet, Honoré de Balzac donne un portrait concentré du personnage de monsieur Grandet : « Au physique, Grandet était un homme de cinq pieds, trapu, carré, ayant des mollets de douze pouces de circonférence, des rotules noueuses et de larges épaules ; son visage était rond […]. » Il présente le personnage en donnant au lecteur une image de ce à quoi il ressemble par une description physique.
Le portrait s’attache plus tard aux mœurs du personnage, puis à ses actes, de sorte à offrir au lectorat une idée complète du personnage. Ces procédés permettent de créer l’illusion d’une personne.
Les paroles
Les paroles sont une qualification directe du personnage. Annie Ernaux le montre dans La Place. La narratrice explique que son père emploie une langue hybride, mêlant patois et un français approximatif. Cette caractérisation est développée par un certain nombre d’anecdotes comme celle du notaire : le père écrivant « lu et à prouver » à la place de « approuvé ». Les paroles du père deviennent un point central de la relation tumultueuse entre sa fille et lui-même : « Puisque ma maîtresse me “reprenait”, plus tard, j’ai voulu reprendre mon père, lui annoncer que “se parterrer” ou “quart moins d’onze heures” n’existaient pas. Il est entré dans une violente colère. Une autre fois : “Comment voulez-vous que je ne me fasse pas reprendre, si vous parlez mal tout le temps !” Je pleurais. Il était malheureux. » La manière dont parle le père est alors un élément essentiel de sa caractérisation en tant que personnage.
La focalisation interne, le monologue intérieur, le discours indirect libre
Il y a ensuite la mise en évidence de la vie intérieure du personnage à travers la focalisation interne, le monologue intérieur ou le discours indirect libre. Ces techniques permettent de créer une distance moindre entre la situation d’énonciation et le lecteur. Ainsi, la distance qui sépare le personnage et le lecteur est réduite. En résulte une impression de vérité mêlée à un effet de réel.
Certains types de romans se fondent d’ailleurs sur ces situations d’énonciation pour défendre l’idée qu’ils disent la vérité. C’est le cas des romans autobiographiques, par exemple. On pensera à l’ouvrage Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, qui se présente comme un récit à la première personne, où le « je » est à la fois le personnage principal du roman et son auteur.
Les actes
Un personnage est aussi qualifié par ses actes. C’est le quatrième pan de la qualification et le plus difficile à décrire. Il s’agit là de considérer que la somme des actions effectuées par le personnage au cours du roman permet également de le qualifier. Ces actes infirment ou confirment l’idée qu’on se faisait du personnage.
Ils peuvent signaler une discontinuité entre la parole d’un protagoniste et ses actes, ou au contraire révéler une harmonie interne de celui-ci. Cela permet de montrer comment se comporte le personnage dans le monde du livre et ouvre de nouvelles pistes d’interprétation.
Une construction historiquement datée
Chaque période historique a construit et représenté le personnage différemment. Ces représentations sont souvent soit en accord avec les précédents mouvements littéraires, soit en rupture totale. Elles dépendent à la fois des représentations de l’Homme de l’époque et des codes culturels en vigueur. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, par exemple, le code culturel du portrait physique est toujours le même. On décrit de haut en bas, en commençant par la tête.
Une fois le portrait physique achevé, on entame le portrait moral. Pour les réalistes du XIXe siècle, en revanche, il faut établir une correspondance immédiate entre le portrait physique et l’aspect moral du personnage. L’intériorité doit être rendue visible par le portrait physique qui va expliquer et justifier les actes. Ce que le lectorat prend comme une évidence est un effet d’écriture : tout est fait pour donner au lecteur l’impression qu’il a à faire à une « vraie » personne.
La représentation du personnage dépend de la représentation de la personne caractéristique de chaque époque, donc de la manière dont l’auteur conçoit l’Homme. Ainsi, dans le roman précieux du XVIIe siècle, le personnage est évoqué surtout à travers les qualités de son âme. La construction du personnage est alors essentiellement idéaliste et l’auteur ne nous donne que des informations abstraites sur son personnage (Madeleine de Scudéry). À l’inverse, le roman comique ou burlesque va forcer le détail physique, vestimentaire et corporel (Scarron), tandis qu’au siècle des Lumières, le portrait du personnage s’intéresse plutôt aux rapports humains. L’analyse psychologique et physique tient alors peu de place, car l’Homme du XVIIIe siècle est un homme d’idées. Par transposition, le personnage va donc peu montrer ses sentiments, mais essentiellement développer ses idées (Voltaire).
Avec Balzac, le personnage devient typique : il est un échantillon social, le reflet d’une classe. Il est en général présenté en bloc au début du roman dans une description stable et ordonnée. Le développement d’un réalisme subjectif (Stendhal, Flaubert) permet la popularisation d’une présentation cursive du personnage, dont la caractérisation devient fragmentée. Plus tard, c’est sous l’influence de la psychanalyse que le personnage est graduellement conçu comme une conscience (Proust, Faulkner, Woolf). La réalité du personnage ne relève plus alors de son inscription sociale, mais des sensations qui traversent sa conscience.
Avec le Nouveau Roman, c’est la confusion même de la notion de personne et de personnage qui est mise en évidence. Nathalie Sarraute écrit Portrait d’un inconnu ; dans La Bataille de Pharsale de Claude Simon, deux personnages s’appellent O ; le mari dans La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet est un simple regard, une focale, il n’a pas de caractère.
Bibliographie
Textes cités
- Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein
- Albert Camus, L’Étranger
- Alain Robbe-Grillet, La Jalousie
- Honoré de Balzac, Eugénie Grandet
- Annie Ernaux, La Place
- Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions
- Nathalie Sarraute, Portrait d’un inconnu
- Claude Simon, La Bataille de Pharsale
Sources
- Alexandra Makowiak, « Le Ravissement de l’hystérique », texte issu d’une intervention au colloque du Collège clinique de Montpellier de 2012, ayant pour thème « L’hystérie aujourd’hui » et publié dans les « Cahiers du CERCLE » de l’Uforca, n° 8.
- Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon.
Si cette première partie t’a intéressé(e), la suite arrive bientôt !