Dans la perspective du programme de lettre 2023 portant sur le « récit de soi », nous te proposons dans cet article d’analyser L’Événement d’Annie Ernaux publié en 2000.

L’autrice

Annie Ernaux a passé son enfance et sa jeunesse à Yvetot, en Normandie. Agrégée de lettres modernes, elle a été professeure au Centre national d’enseignement à distance. Elle vit dans le Val-d’Oise, à Cergy. Son œuvre littéraire, pour l’essentiel autobiographique, entretient des liens étroits avec la sociologie. Depuis la parution des Armoires vides (1974), elle a construit une œuvre de l’intime et de l’universel mêlés, une écriture de soi « porteuse de la vie des autres », comme elle l’écrit dans Journal du dehors (1993). Son œuvre « n’est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire », comme elle l’écrit dans Une femme (1987). Son objectif est d’atteindre le réel, “d’écrire la vie”.

Le récit

L’événement (2000) est un court récit d’Annie Ernaux publié à l’âge de soixante ans qui retrace environ trois mois de sa vie en 1963, alors qu’elle a vingt-trois ans et vit dans une résidence étudiante à Rouen. Comme de nombreux étudiants, elle a déjà eu quelques expériences sexuelles, dont une avec un étudiant bordelais. Rapidement, après une visite médicale, elle apprend qu’elle est enceinte. L’avortement est illégal en France à cette époque, et elle a peu d’options. Briser sa vie en poursuivant la grossesse ? Avorter elle-même au péril de sa vie ? Faire appel à une faiseuse d’anges ? Aucun médecin ne peut légalement mettre fin à cette grossesse, mais elle parvient cependant à trouver une femme qui le fera sur les recommandations d’une amie, malgré les dangers.

Les motivations à l’origine de l’écriture de L’événement

Annie Ernaux précise dans le livre et dans ses interviews que la nécessité d’écrire sur cet épisode de sa vie ne s’est pas imposée à elle à cause d’un sentiment persistant de honte ou de regret ; tout au contraire, elle a toujours vu dans l’avortement le bon choix pour elle à l’époque. Elle explique même que c’est l’avortement qui a renforcé son désir de maternité, et elle a d’ailleurs eu deux enfants plus tard lorsqu’elle s’est mariée. « Je sais aujourd’hui qu’il me fallait cette épreuve et ce sacrifice pour désirer avoir des enfants. Pour accepter cette violence de la reproduction dans mon corps et devenir à mon tour lieu de passage et de générations. »

Tout au contraire, la nécessité d’écrire sur cet épisode de sa vie découle de l’idée que tant qu’elle n’avait pas écrit au sujet de son avortement, c’était comme si elle ne l’avait pas réellement vécu : « Il y a une semaine que j’ai commencé ce récit, sans aucune certitude de le poursuivre. Je voulais seulement vérifier mon désir d’écrire là-dessus. Un désir qui me traversait continuellement à chaque fois que j’étais en train d’écrire le livre auquel je travaille depuis deux ans. Je résistais sans pouvoir m’empêcher d’y penser. M’y abandonner me semblait effrayant. Mais je me disais aussi que je pourrais mourir sans avoir rien fait de cet événement. S’il y avait une faute, c’était celle-là. Une nuit, j’ai rêvé que je tenais entre les mains un livre que j’avais écrit sur mon avortement, mais on ne pouvait le trouver nulle part en librairie et il n’était mentionné dans aucun catalogue. Au bas de la couverture, en grosses lettres, figurait ÉPUISÉ. Je ne savais pas si ce rêve signifiait que je devais écrire ce livre ou s’il était inutile de le faire ».

Écrire, c’est donc pour Ernaux vivre et rendre réel un événement. Auquel cas, il reste au simple état d’expérience ; il a été seulement vécu. Elle écrit donc sur des pensées qui s’accrochent à elle et dont elle ne parvient pas à se séparer, des thèmes, des questions et des douleurs que la psychanalyse appellerait « indépassables ». Il s’agit d’expériences et de pensées enfouies qu’elle essaie de mettre au jour, mais d’une façon qui n’est pas seulement personnelle. Il convient donc, par l’écriture, de sortir de soi-même, de regarder ces pensées et de leur donner un caractère universel.

Cependant, Ernaux ne cherche pas tout à fait à « objectiver » son expérience, mais plutôt à mettre à distance ce qui lui est arrivé. L’écriture ne fonctionne donc chez elle que lorsqu’elle part de quelque chose d’important pour elle et qui la plonge dans l’écriture jusqu’aux tréfonds d’elle-même, là où le moindre mot a son importance.

« Je veux m’immerger à nouveau dans cette période de la vie, savoir ce qui a été trouvé là. Cette exploration s’inscrira dans la trame d’un seul récit, seul capable de rendre un événement qui n’a été que du temps au-dedans et au-dehors de moi ».

Récit de soi et construction narrative

Par des extraits de son journal intime et de son agenda tenus à cette période de sa vie, Annie Ernaux montre l’enjeu d’information textuelle de l’expérience (du latin informare, façonner, former) contenu dans l’écriture. Ernaux est à la recherche du mot juste, du mode d’expression capable de restituer la vérité du moment. Dans la phrase qui suit, on distingue d’emblée le travail opéré par le processus d’écriture qui consiste à étoffer l’émotion, à rendre à l’instant son épaisseur, et non pas à s’enfermer dans la retranscription pure comme on le ferait dans un agenda ou un journal intime : « Il [un étudiant] m’avait prévenue qu’en tant que membre d’une association militant en faveur de la maternité désirée, il ne pourrait pas « moralement » me prêter de l’argent pour avorter clandestinement. (Dans l’agenda « Mangé avec T. sur les quais. Les problèmes s’amoncellent ») »

On note ainsi la récurrence de la locution « plus tard » ou de participes tels que « en me rappelant », « en me souvenant », comme marque d’une réflexion opérée a posteriori, à l’instar de cette phrase : « Plus tard, en me rappelant ses yeux clignotants rapidement, sa lèvre inférieure qu’elle rentrait et mâchouillait par intervalles, quelque chose d’imperceptiblement traqué en elle, je penserai qu’elle aussi avait peur ».

Ce sont par ces locutions qu’Ernaux informe son expérience et lui donne du sens. Comme le souligne Paul Ricoeur dans Temps et Récit III, un individu se construit dans un récit de soi sans cesse renouvelé et c’est en se racontant qu’il existe ; c’est ce qu’il appelle l’identité narrative. Les éléments discordants de la vie prennent sens dans le récit et se réalisent dans une nécessité absolue. C’est par la figuration de l’expérience temporelle qu’il est ensuite possible de se représenter son expérience, de la pénétrer, d’en saisir ce qu’on n’a pas su comprendre sur l’instant : « Le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative. En retour, le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle » (Temps et récit, I).

 

Récit de soi et réel

L’identité d’Ernaux se trouve dans ses livres, pas ailleurs. Pas dans son nom, pas dans son âge, pas dans son visage, pas dans son passé. Tout cela n’est que façade, car changeant et soumis aux effets du temps. Tout au contraire, la littérature est par excellence le lieu de la vérité ; écrire, ce n’est pas mentir. C’est au contraire dire quelque chose du monde, de soi et d’autrui.  Cette idée est d’emblée soulignée avec les deux citations mises en exergue du récit :

« Mon double vœu : que l’événement devienne écrit. Et que l’écrit soit l’événement », Michel Leiris

« Qui sait si la mémoire ne consiste pas à regarder les choses jusqu’au bout », Yûko Tsushima

La vérité du récit littéraire met en jeu non plus des procédés intradiscursifs, internes au récit, mais des procédés externes d’interprétation du texte : au-delà du voile ou de la déformation littéraire du texte, l’écriture tente de restituer par un travail de lecture, la vérité renfermée dans le monde, son contenu latent.

C’est ce que Deleuze s’attache à défendre : la littérature ne peut consister à décrire purement et simplement le monde que nous voyons, à en faire une copie exacte et fidèle. Ce serait inutile puisque cette image du monde nous l’avons déjà en raison de notre appartenance sensible à lui. La littérature ne sert pas à nommer le monde, puisque le langage ordinaire s’en charge déjà, mais à nommer « une sorte de double du monde capable d’en recueillir la violence et l’excès », et cela afin de relancer les forces de vie et de désir dans leur puissance de création et d’invention. C’est ce que Deleuze entend par le terme devenir : « Écrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue. »

On retrouve la même idée chez Ernaux dans la façon dont elle conclut L’événement : « J’ai fini de mettre en mots ce qui m’apparaît comme une expérience humaine totale, de la vie et de la mort, du temps, de la morale et de l’interdit, de la loi, une expérience vécue d’un bout à l’autre au travers du corps. […] Et mon véritable but est peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres. »

Ainsi, lorsqu’Ernaux emploie l’expression « aller jusqu’au bout », elle exprime le désir de creuser certaines choses et d’en faire sortir des mots. Quels que soient le danger et les difficultés profondes – extrêmement différentes selon les textes – elle accepte de descendre dans le noir et de terminer le livre qu’elle a commencé.

Le travail d’écriture

Ernaux travaille à éliminer autant que possible l’émotion de son récit, avec l’intention de décrire simplement les choses telles qu’elles étaient pour elle à l’époque – bien qu’il s’agisse clairement d’une expérience émotionnelle puissante pour elle à bien des égards : « Un agenda et un journal intime tenus pendant ces mois m’apporteront les repères et les preuves nécessaires à l’établissement des faits ». Cette phrase montre à elle seule la dimension quasi scientifique du travail d’écriture d’Ernaux qui revêt la forme d’une retranscription fidèle de l’émotion vécue.

Et sans surprise, Ernaux se souvient très clairement de cet événement : « Les mois qui ont suivi baignent dans une lumière de limbes. Je me vois dans les rues en train de marcher continuellement. À chaque fois que j’ai pensé à cette période, il m’est venu en tête des expressions littéraires telles que « la traversée des apparences », « par-delà le bien et le mal », ou encore « voyage au bout de la nuit ». Cela m’a toujours paru correspondre à ce que j’ai vécu et éprouvé alors, quelque chose d’indicible et d’une certaine beauté.

Depuis des années, je tourne autour de cet événement de ma vie. Lire dans un roman le récit d’un avortement me plonge dans un saisissement sans images ni pensées, comme si les mots se changeaient instantanément en sensation violente. De la même façon, entendre par hasard La Javanaise, J’ai la mémoire qui flanche, n’importe quelle chanson qui m’a accompagnée durant cette période, me bouleverse ».

Toutefois, Annie Ernaux ne se contente pas de raconter les événements tels qui se sont passés dans l’instant, sans prise de recul. Tout au contraire, on retrouve dans son texte des éléments d’analyse et des clés de compréhension établis a posteriori qui permettent à l’autrice d’informer son expérience et de donner un sens à ce qu’elle a vécu :

« Ni le bas ni la licence de lettres n’avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d’une pauvreté dont la fille enceinte était, au même titre que l’alcoolique, l’emblème. J’étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c’était, d’une certaine manière, l’échec social. »

« En écrivant, je dois parfois résister au lyrisme de la colère ou de la douleur. Je ne veux pas faire dans ce texte ce que je n’ai pas fait dans la vie à ce moment-là, ou si peu, crier et pleurer. »

Il y a donc une prise de distance dans le récit de soi qui permet l’analyse.

Pour aller plus loin

Si tu es intéressé(e) par L’événement, voici le lien d’une interview d’Annie Ernaux sur France 2 en 2000 à l’occasion de la sortie de son livre, ainsi que la bande-annonce du film sorti en décembre 2021 qui a remporté le Lion d’Or à la Mostra de Venise.

Enfin, n’hésite pas à consulter notre dernier article sur la question au programme de lettres, l’oeuvre littéraire et l’auteur ! Tu trouveras d’autres ressources pour la prépa littéraire et le programme de khâgne juste ici !