Duras

Dans le cadre du programme de lettres pour les prépas A/L et LSH de 2025, nous te proposons une brève introduction à l’œuvre de Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein (1964).

Courte biographie de Duras et mise en contexte de l’œuvre

À la fin de l’année 1962, Marguerite Duras est très malade. Moralement d’abord, car sa liaison avec Gérard Jarlot lui échappe, et physiquement, à cause de l’alcool. Puisqu’elle ne peut plus en boire, cela la rend plus sensible à une sorte de folie.

Or, c’est dans cet état que Duras voit « Lol », la future Lol de son livre, à un bal de Noël dans un asile psychiatrique de Villejuif. Elle est là, belle, et comme une « automate ». Duras est fascinée. Sur sa demande, elle la revoit d’ailleurs peu de temps après et s’étonne qu’elle lui parle « comme tout le monde », avec « une banalité extraordinaire », qu’elle parle « pour paraître comme normal, et plus elle le fai[t], plus elle [est] singulière à [s]es yeux ». Cette rencontre bouleversante lui fait reprendre ses vieux brouillons.

Face à la Manche, elle veut traduire non pas tant l’histoire de Lol que son impossibilité à dire elle-même sa propre histoire. Le rapt de son amoureux par une autre lors d’un bal, le ravissement de cette scène. Avec Lol, cette « petite dingue », Duras pense avoir enfin trouvé dans la vie, chez une femme qui n’est pas elle, de quoi justifier pleinement le mouvement qu’elle a engagé dans ses livres, après Le Marin de Gibraltar (1952), lorsqu’elle a rompu avec la « vieille algèbre » des dispositifs narratifs classiques.

Vu que la Lol de l’asile se tient à distance du langage, Duras s’interdit d’emblée toute attitude de surplomb pour la décrire. Elle voudrait effondrer une grammaire et une syntaxe trop habituelles. Cette Lol, si pareille à une figure mystique, l’attend pour l’essentiel « au tournant du langage ». Ainsi, de juin à octobre, entre Trouville et Paris, Duras s’efforce de faire tomber tout un théâtre de mots dans une prose hallucinatoire, flottante, insaisissable. Elle ne sait pas où elle va, la frontière même entre ses personnages lui devient poreuse, certaines voix interchangeables. Elle a renoncé à « dire » pour « faire résonner » et tourne autour d’un « mot-absence, un mot-trou ». Il s’agit pour elle d’atteindre à travers l’écriture un état d’indifférence, une anesthésie des affects, qui n’est pas une maladie : « C’est un état que je pense que beaucoup de gens frôlent. »

Le ton de Duras dans ce livre est obscur, elliptique. Sans doute son ami Blanchot avait raison de signaler que tout lecteur du Ravissement de Lol V. Stein entre avec elle dans l’envoûtant « tourment de l’impossible narration ».

« Lol V. Stein, c’est quelqu’un qui réclame qu’on parle pour elle sans fin, puisqu’elle est sans voix. C’est d’elle que j’ai parlé le plus, et c’est elle que je connais le moins. Quand Lol V. Stein a crié, je me suis aperçue que c’était moi qui criais. Je ne peux montrer Lol V. Stein que cachée, comme le chien mort sur la plage. » Marguerite Duras, Entretien avec Catherine Francblin, Art Press International, janvier 1979

« La scène dont le roman n’est tout entier que la remémoration, c’est proprement le ravissement de deux en une danse qui les soude, et sous les yeux de Lol, troisième, avec tout le bal, à y subir le rapt de son fiancé par celle qui n’a eu qu’à soudaine apparaître. » Jacques Lacan, Hommage fait à Marguerite Duras du Ravissement de Lol. V. SteinCahiers Renaud Barrault, décembre 1965

Citations

« Lol, frappée d’immobilité, avait regardé s’avancer, comme lui, cette grâce abandonnée, ployante, d’oiseau mort. »

« La nuit avançant, il paraissait que les chances qu’aurait eues Lol de souffrir s’étaient encore raréfiées, que la souffrance n’avait pas trouvé en elle où se glisser, qu’elle avait oublié la vieille algèbre des peines d’amour. »

« Lol souffrait d’une infériorité passagère à ses propres yeux parce qu’elle avait été abandonnée par l’homme de T. Beach. Elle payait maintenant, tôt ou tard, cela devait arriver, l’étrange omission de sa douleur durant le bal. »

« La mort de sa mère […] la laissa sans une larme. Mais cette indifférence de Lol ne fut jamais mise en question autour d’elle. Elle était devenue ainsi depuis qu’elle avait tant souffert, disait-on. »

« Ainsi Lol V. Stein s’est-elle retrouvée dans S. Tahla, sa ville natale, cette ville qu’elle connaissait par cœur, sans disposer de rien, d’aucun signe qui témoigne de cette connaissance à ses propres yeux. »

« Le bal prend un peu de vie, frémit, s’accroche à Lol. Elle le réchauffe, le protège, le nourrit, il grandit, sort de ses plis, s’étire, un jour, il est prêt. »

« À cet instant précis, Lol se tient, déchirée, sans voix pour appeler à l’aide, sans argument, sans la preuve de l’inimportance du jour en face de cette nuit, arrachée et portée de l’aurore à leur couple dans un affolement régulier et vain de tout son être. »

Duras rend compte de l’impossibilité de nommer ce sentiment de grande douleur couplé à une très grande joie : « J’aime à croire, comme je l’aime, que si Lol est silencieuse dans la vie, c’est qu’elle a cru, l’espace d’un éclair, que ce mot pouvait exister. Faute de son existence, elle se tait. »

« Ce mot qui n’existe pas, pourtant est là : il vous attend au tournant du langage, il vous défie, il n’a jamais servi, de le soulever, de le faire surgir hors de son royaume percé de toutes parts à travers lequel s’écoulent la mer, le sable, l’éternité du bal dans le cinéma de Lol. V. Stein. »

« Cette survivance même pâlie de la folie de Lol met en échec l’horrible fugacité des choses, ralentit un peu la fuite insensée des étés passés. »

« Elle se tait, regarde ma bouche. Et puis voici, nous avons les yeux dans les yeux. Despotique, irrésistiblement, elle veut. »

« Le socle est là : la phrase. Le vide est Tatiana nue sous ses cheveux noirs. »

« La phrase vient de mourir, je n’entends plus rien, c’est le silence, elle est morte aux pieds de Lol, Tatiana est à sa place. »

« La mer monte enfin, elle noie les marécages bleus les uns après les autres, progressivement, et avec une lenteur égale ils perdent leur individualité et se confondent avec la mer. »

« La mort des marécages emplit Lol d’une tristesse abominable, elle attend, la prévoit, la voit. »

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