Dans le cadre du programme de lettres de l’ENS 2024 traitant de la représentation littéraire, nous te proposons dans cet article une présentation de l’ouvrage Le Conteur, Réflexion sur l’œuvre de Nicolas Leskov par Walter Benjamin, publié en 1936. Bonne lecture !
L’auteur : Walter Benjamin
Walter Benjamin est un philosophe, historien de l’art, critique littéraire et critique d’art, et traducteur allemand, né en 1892 à Berlin et mort en 1940 à Portbou (Catalogne).
Il était rattaché à l’école de Francfort (philosophie sociale et théorie critique) et partageait un engagement marxiste avec son ami Bertolt Brecht. Le suicide de Benjamin a laissé inachevé un corpus déjà extrêmement fragmentaire dans sa forme, composé de seulement deux livres publiés de son vivant, d’articles et de nombreuses notes préparatoires pour le projet de sa vie, une vaste enquête sur le Paris du XIXᵉ siècle.
L’ouvrage : Le Conteur
Dans Le Conteur, Walter Benjamin s’attelle à étudier le récit à travers sa mise en voix narrative, autrement dit la voix du conteur. Le conteur est celui qui chérit le récit, lui donne vie et lui permet de perdurer à travers le temps. Car, plus qu’une histoire, un conte retrace une expérience intime et personnelle destinée à représenter ce qu’est l’expérience humaine.
Or, Benjamin met en exergue le fait que la société moderne provoque la perte du conte. Le roman en est la première cause, inséparable du développement de l’imprimerie, dont la source n’est pas l’expérience, mais l’exacerbation d’un moment de vie. La seconde cause est l’apparition des informations et de l’Histoire ne permettant plus au conte d’exercer son influence d’antan.
Benjamin reprend donc dans son ouvrage les textes de l’écrivain russe Leskov qui représente, selon lui, l’un des meilleurs conteurs qui aient jamais existé, afin d’illustrer la force de la parole conteuse.
Le conteur et l’expérience indicible de la guerre
Benjamin commence son ouvrage en définissant le conteur. Il s’agit de celui qui maîtrise l’art de conter l’expérience quotidienne. Or, « il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire (…) C’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences ». Gallimard, Folio, p. 114-115
La première raison sociohistorique d’un tel déclin repose sur le fait que « le cours de l’expérience a chuté », selon Benjamin. En effet, les hommes qui ont combattu pendant la Première Guerre mondiale sont revenus du front plus pauvres en expériences communicables, « car jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de position, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par la bataille du matériel, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. Une génération qui était encore allée à l’école en tramway hippomobile se retrouvait à découvert dans un paysage où plus rien n’était reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu, dans un champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain » (p. 116).
Les deux prototypes archaïques du conteur
Benjamin poursuit ensuite en s’attardant sur la figure du conteur et la double caractérisation qui peut lui être attribuée. Pour conter les histoires de guerre, les conteurs ont eu besoin des soldats revenus des champs de bataille, qui ont raconté avec des paroles ce qu’ils ont vécu.
À partir de là, Benjamin distingue deux types de conteurs. D’une part, le conteur est d’abord un laboureur sédentaire (garant des traditions), et d’autre part, il est un navigateur commerçant (voyages et découvertes). Ces deux groupes de conteurs s’interpénètrent et font du conteur un homme de tradition, implanté, qui se sent « chez lui dans le lointain ».
« Tout ceci nous éclaire sur la nature du véritable récit. Il présente toujours, ouvertement ou tacitement, un aspect utilitaire. Celui-ci se traduit parfois par une moralité, parfois par une recommandation pratique, ailleurs encore par un proverbe ou une règle de vie – dans tous les cas, le conteur est un homme de bon conseil pour son public. » (p. 119)
Les causes du déclin du récit
Le premier indice du processus de déclin du récit est l’apparition du roman, inséparable du développement de l’imprimerie : « Le roman se distingue de toutes les autres formes de prose littéraire – des contes, des légendes et même des nouvelles – en ce qu’il ne provient pas de la tradition orale, et n’y conduit pas davantage. » En effet, la source du roman n’est pas l’expérience vécue, personnelle, intime, contrairement au récit conté : « Le lieu de naissance du roman, c’est l’individu dans sa solitude qui ne peut plus traduire sous sa forme exemplaire ce qui lui tient le plus à cœur, parce qu’il ne reçoit plus de conseils et ne sait plus en donner. Écrire un roman, c’est exacerber, dans la représentation de la vie humaine, tout ce qui est sans commune mesure. » (p. 121)
L’autre forme de communication encore plus menaçante pour le récit que le roman est l’information. Autrefois, les nouvelles pouvaient venir de loin et prendre un aspect merveilleux. Or, aujourd’hui, l’information se veut vérifiable et doit paraître plausible : « Elle s’avère par là inconciliable avec l’esprit du récit. » (p. 123). Le problème de l’information repose sur l’idée que tous les faits y sont chargés d’explications. L’information s’oppose à la liberté même du lecteur d’expliquer les choses et les événements par lui-même. Le récit a donc une amplitude, une marge de compréhension bien supérieure à celle de l’information.
« L’information n’a de valeur qu’à l’instant où elle est nouvelle. Elle ne vit qu’en cet instant, elle doit s’abandonner entièrement à lui et s’ouvrir à lui sans perdre de temps. Il n’en est pas de même du récit : il ne se livre pas. » (p. 124)
Le caractère sacré du récit
Le récit se distingue du roman ou de l’information en ce qu’il se grave dans la mémoire. Sa concision le soustrait en effet à l’analyse psychologique et nécessite un état de détente, un relâchement de l’esprit. C’est exactement ce qui se passe durant l’ennui : « L’ennui est l’oiseau de rêve qui couve l’œuf de l’expérience. Au moindre bruit dans le feuillage, l’oiseau s’envole. »
Avant l’avènement du roman ou de l’information, il y avait une part d’attention qui naissait du lien entre le travail manuel (le tissage, par exemple) et l’écoute du récit. Le récit pouvait alors se graver dans la mémoire.
« Le récit, tel qu’il a longtemps prospéré dans le monde de l’artisanat – rural, maritime, puis citadin –, est lui-même une forme pour ainsi dire artisanale de la communication. Il ne vise point à transmettre le pur “en soi” de la chose, comme une information ou un rapport. Il plonge la chose dans la vie même du conteur et de cette vie, ensuite, la retire. Le conteur imprime sa marque au récit, comme le potier laisse sur la coupe d’argile l’empreinte de ses mains. Les conteurs ont toujours tendance à rapporter en premier les circonstances dans lesquelles ils ont entendu ce qu’ils s’apprêtent à raconter, quand ils ne le présentent pas simplement comme quelque chose qu’ils ont eux-mêmes vécu. » (p. 126-127).
C’est la fin de cet article qui, nous l’espérons, t’aura permis de cerner les grands enjeux de cet ouvrage. Pour lire davantage d’articles sur les prépas littéraires, qu’ils soient académiques, méthodologiques ou sous forme de témoignages, ça se passe ici ! Tout au long de l’année, nous t’accompagnons en publiant des ressources, alors reste connecté(e).