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Dans le cadre du programme de lettres de l’ENS 2025, nous te proposons un article liant deux œuvres du programme – Madame Bovary et Le Ravissement de Lol V. Stein – avec la personne de Didon, dans L’Énéide, sur la thématique de la femme abandonnée.

 

Le motif de la femme abandonnée

Trois personnages emblématiques se distinguent par leur représentation poignante du motif de la femme abandonnée. Lol V. Stein de Marguerite Duras, Emma Bovary de Gustave Flaubert et Didon, la reine de Carthage chantée par Virgile dans L’Énéide. Chacune, à sa manière, incarne la douleur et la tragédie de l’abandon amoureux. Chacune à sa manière révèle les subtilités et les variations d’un thème universel et intemporel.

En effet, le motif de la femme abandonnée a traversé les époques et les genres littéraires. Ce qui nous offre une réflexion sur l’évolution de la condition féminine, la nature de l’amour et les attentes sociétales. Lol, Emma et Didon, bien que séparées par des contextes culturels et historiques différents, partagent une destinée marquée par l’abandon et la souffrance. Leur étude permet donc de comprendre comment les écrivains et les poètes utilisent ce thème pour commenter la réalité sociale et psychologique des femmes, tout en créant des personnages d’une complexité et d’une profondeur inégalées.

Didon : la tragédie épique

Didon, la reine de Carthage, représente la femme abandonnée issue de la mythologie antique. Dans L’Énéide de Virgile, Didon tombe éperdument amoureuse d’Énée, un prince troyen en route pour fonder une nouvelle Troie (Rome). Leur amour semble mutuel et passionné, mais Énée, contraint par le destin et les dieux, abandonne Didon pour poursuivre sa mission divine.

Didon, dévastée par cette trahison et incapable de supporter la honte et le chagrin, se donne la mort en se jetant sur un bûcher funéraire. Son suicide est un acte de défi et de désespoir, symbolisant non seulement la perte de son amour, mais aussi la destruction de sa cité et de son avenir.

Emma Bovary : le désespoir romantique

Mariée à un homme qu’elle juge médiocre, Emma cherche désespérément à échapper à l’ennui de la vie provinciale en se lançant dans des liaisons amoureuses qui, espère-t-elle, lui apporteront la passion et l’exaltation qu’elle trouve dans les romans sentimentaux. Cependant, ses amants successifs, Rodolphe et Léon, finissent par la trahir ou la délaisser. L’abandon d’Emma est aggravé par ses propres illusions et attentes démesurées. Finalement, accablée par les dettes et le désespoir, elle met fin à ses jours en absorbant de l’arsenic.

D’une certaine façon, il est possible d’affirmer que Madame Bovary descend – tout comme Anna Karénine – de Didon et de Médée, mais elle a perdu la force obscure qui pousse ces héroïnes du monde antique à utiliser l’infanticide ou le suicide en tant que rébellion, vengeance ou malédiction. Tout au contraire, elle prend conscience de la banalité de sa condition et l’accepte avec fatalité, comme si les choses ne pouvaient pas être autrement, qu’elle ne pouvait rien y changer.

« Emma rêvait au jour de son mariage ; et elle se revoyait là-bas, au milieu des blés, sur le petit sentier, quand on marchait vers l’église. Pourquoi donc n’avait-elle pas, comme celle-là, résisté, supplié ? Elle était joyeuse, au contraire, sans s’apercevoir de l’abîme où elle se précipitait… Ah ! si, dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de l’adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d’une félicité si haute. Mais ce bonheur-là, sans doute, était un mensonge imaginé pour le désespoir de tout désir. Elle connaissait à présent la petitesse des passions que l’art exagérait. » Deuxième partie, Chapitre XV

Pour Elena Ferrante dans La Frantumaglia, Emma vit plutôt l’abandon comme une punition de ses fautes

Elle cherche donc dans la religion une consolation et une rédemption, mais son rapport à la foi est aussi décevant que ses relations amoureuses. Sa prière ne lui apporte aucun réconfort spirituel, elle se sent dupée par toutes les formes d’illusions, qu’elles soient religieuses, romantiques ou matérialistes. Elle se retrouve avec un sentiment accablant d’immense duperie, une trahison à la fois de la vie et de ses propres attentes.

« Quand elle se mettait à genoux sur son prie-Dieu gothique, elle adressait au Seigneur les mêmes paroles de suavité qu’elle murmurait jadis à son amant, dans les épanchements de l’adultère. C’était pour faire venir la croyance ; mais aucune délectation ne descendait des cieux, et elle se relevait, les membres fatigués, avec le sentiment vague d’une immense duperie. » Deuxième partie, Chapitre XIV

Par conséquent, le destin d’Emma Bovary est tragique, car il est marqué par la reconnaissance et l’acceptation de l’inévitable échec de ses aspirations. Contrairement aux héroïnes antiques comme Didon et Médée, qui utilisent leur désespoir pour se rebeller et se venger, Emma accepte avec une certaine fatalité la banalité de sa condition. Elle ne trouve pas la force de transcender son désespoir à travers des actes de défi, mais plutôt elle s’y noie, laissant son empoisonnement par l’arsenic comme une ultime évasion, une fuite définitive de la réalité qu’elle ne peut plus supporter.

Lol V. Stein : l’absence dévastatrice

Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, Duras nous plonge dans le traumatisme de Lol qui est marquée à jamais par l’abandon de son premier amour, Michael Richardson, qui lui préfère Anne-Marie Stretter. Cette rupture initiale, survenue lors d’un bal à T. Beach, laisse Lol dans un état de sidération et de retrait émotionnel profond. Ce qui la distingue des autres femmes abandonnées, c’est sa manière de faire face à cette perte. Plutôt que de succomber à la douleur de manière traditionnelle, Lol se détache progressivement de la réalité et s’immerge dans une sorte de folie douce, où elle devient spectatrice de sa propre vie. Le motif de l’abandon est ici exploré à travers la dissociation psychologique et la perte de l’identité.

« Lol, frappée d’immobilité, avait regardé s’avancer, comme lui, cette grâce abandonnée, ployante, d’oiseau mort. »

La passivité de Lol est encore plus marquée dans cette phrase. Elle est « frappée d’immobilité », une expression qui décrit une paralysie totale, à la fois physique et émotionnelle. Cette immobilité suggère une incapacité à réagir ou à s’impliquer, la rendant spectatrice de sa propre vie. Le fait qu’elle « avait regardé s’avancer » montre qu’elle ne fait que voir les événements se dérouler sans intervenir. La « grâce abandonnée, ployante, d’oiseau mort » est une métaphore puissante de l’abandon. L’oiseau mort, symbole de la fragilité et de la fin de la vie, incarne une grâce qui n’est plus animée, soulignant une beauté inerte et sans vie. Cette image renforce l’idée de Lol comme étant une figure passive, entièrement soumise et dépourvue d’énergie vitale.

En somme, dans ces passages, Marguerite Duras peint un portrait de Lol où la passivité et l’abandon dominent, tant dans ses actions que dans son état d’esprit. Lol est dépeinte comme une spectatrice détachée de sa propre vie, prisonnière d’une immobilité et d’un désengagement émotionnel profonds.

Cependant, à l’inverse de Didon et Emma, Lol ne se suicide pas à la fin du récit

À l’inverse, elle reprend le contrôle sur sa sexualité en matérialisant son désir et en affrontant l’événement traumatique du bal de T. Beach.

« Elle se trouve en ce moment dans un déroulement mécanique de reconnaissances successives des lieux, des choses, ce sont ceux-là, elle ne peut pas se tromper, nous sommes bien dans le train qui mène à T. Beach. Elle rassemble dans un échafaudage qui lui est momentanément nécessaire, on le dirait, du bois, du blé, de la patience. »

Ce passage illustre le processus méthodique de Lol pour reconstruire son identité. Le fait de rassembler « du bois, du blé, de la patience » symbolise une tentative de reconstruire sa vie à partir des débris du passé. Ce cheminement n’est pas un simple retour en arrière, mais un effort conscient de réintégration et de compréhension.

En conclusion, Marguerite Duras présente Lol comme une figure complexe dont l’abandon mène à une dissociation psychologique et à une passivité apparente. Toutefois, contrairement à d’autres héroïnes tragiques, Lol ne succombe pas entièrement à son désespoir. Elle cherche, par un processus lent et méthodique, à revisiter et à réintégrer les éléments traumatiques de son passé, marquant ainsi un effort de réappropriation de son histoire et de sa sexualité. Cette évolution la distingue de manière significative des autres figures féminines abandonnées dans la littérature. Ce qui nous donne une vision nuancée de la résilience et de la reconstruction personnelle de l’héroïne amoureuse.

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