Dans le cadre du programme de lettres de l’ENS 2024, qui aborde la question de la littérature et de la morale, nous te proposons dans cet article une fiche de lecture de l’ouvrage de Bérengère Parmentier, intitulé Le Siècle des moralistes. Bonne lecture !
L’autrice
Bérengère Parmentier, née en 1970, est normalienne et agrégée de lettres modernes. Sa thèse de doctorat a porté sur Les Caractères de La Bruyère, un ouvrage que tu as certainement étudié au lycée.
Actuellement, elle exerce comme maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille et participe comme membre actif au Groupe de recherche interdisciplinaire sur l’histoire du littéraire à l’EHESS.
L’œuvre
En 2000, Bérengère Parmentier publie un essai critique intitulé Le Siècle des moralistes, dans lequel elle s’intéresse aux écrivains du XVIIᵉ siècle, qualifiés dans la théorie littéraire de « moralistes ». Elle part d’une analyse de Montaigne (1533-1592) avec ses Essais, puis elle étudie en profondeur l’œuvre de La Rochefoucauld (1613-1680), de Pascal (1623-1662) et de La Bruyère (1645-1696).
Elle finira par revenir sur la spécificité de la période des moralistes, et plus globalement sur toute la production littéraire du XVIIᵉ siècle. En somme, elle revient sur la notion de moraliste qu’elle distingue de celle de moralisateur, proposant ainsi son ouvrage, non comme un ouvrage de morale, mais comme une réflexion sur la morale.
Le siècle des moralistes
Au XVIIᵉ siècle, le courtisan, qu’on appelle aussi « l’honnête homme », se met à distinguer la morale, non seulement de la théologie, mais aussi de la philosophie morale, pour l’indexer sur la rhétorique. Bérengère Parmentier esquisse ainsi une profonde restructuration des rapports entre lettres et mœurs. D’un côté, la morale est déplacée vers la rhétorique, et d’un autre côté, la rhétorique est décalée vers la sociabilité.
En effet, les honnêtes gens délaissent par contrainte et par choix le discours politique. Ils se tournent vers le discours moral qui touche à la vertu individuelle, ou plutôt, au XVIIᵉ siècle, aux vertus de sociabilité. Ainsi, une nouvelle morale voit le jour, à savoir un art de paraître en société.
Les particularités du terme « moraliste »
Au XVIIᵉ siècle, un moraliste désigne un homme qui « aime la sagesse », pour qui la vie philosophique ne se dissocie pas de la vie quotidienne et des discussions avec ses pairs. En d’autres termes, la morale ne peut exister qu’en tant que prolongement de la parole, qu’en tant que mise en pratique. Elle ne saurait rester cantonnée au domaine de la théorie. Un moraliste est donc un « auteur qui enseigne à conduire sa vie, ses actions ».
Quelques extraits de l’ouvrage de Bérengère Parmentier expliquant sa thèse
« Rien n’est plus différent qu’un “moraliste” d’un moralisateur. Un moralisateur dit ce qu’il faut faire, il partage le bien et le mal, en se fondant sur des principes dont il suppose que tous les reconnaissent, ou doivent les reconnaître. Il répète et conforte une morale admise pour corriger la conduite des autres, en leur prescrivant des règles. Mais les “moralistes” du XVIIᵉ siècle ne cessent de mettre en cause la possibilité d’affirmer les règles. »
« Un “moraliste” n’est pas non plus un philosophe au sens moderne du terme, pour qui la matière serait spéculative. Si La Bruyère revendique le titre de philosophe, c’est en un sens négligé de nos jours, mais important au XVIIᵉ siècle : au sens d’homme “qui aime la sagesse” (Dictionnaire universel de Furetière, 1690) pour qui l’activité philosophique ne se dissocie pas de la vie quotidienne et des entretiens familiers. Pour les “moralistes”, la morale est une affaire de pratique ; elle échappe à la théorie. »
« Parmi les auteurs que nous appelons “moralistes”, aucun ne s’est lui-même donné ce nom ; le terme de “moraliste” n’existait pas au temps de Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld : il est apparu au cours du XVIIᵉ siècle. En 1690, il est admis pour la première fois par un dictionnaire, dans une acception strictement nominative : “Auteur qui enseigne à conduire sa vie, ses actions.” Il s’impose progressivement, dans un autre sens, au cours du XVIIIᵉ siècle : en 1792, le Dictionnaire de l’Académie définit le moraliste comme un écrivain qui “traite des mœurs” : le terme ne renvoie pas à la perception “morale”, mais à la description ou la réflexion critique sur les “mœurs”, la variété des genres de vie et des manières d’être. À partir de la fin du XVIIIᵉ siècle, les dictionnaires français reprennent constamment, à quelques variations près, les mêmes exemples : Montaigne, La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère. »
Bérengère Parmentier, Le Siècle des moralistes, Points, Essais, 2000, p. 7-8
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Une réflexion sur la notion de morale
Les ouvrages des moralistes proposent des réflexions sur la morale, plutôt que des réflexions morales/moralisatrices. Tout au contraire, ils se penchent sur les conditions de l’énonciation morale, ses causes, ses effets et le langage emprunté. Dans cette perspective, les contenus moraux demeurent donc marqués d’incertitude et sont délivrés sans garantie de vérité.
Pour elle : « Les ouvrages de La Rochefoucauld, de La Bruyère, de Pascal, ou encore de La Fontaine, présentent des points de convergence évidents. Ce sont des livres d’auteurs sans autorité, qui proposent et publient des réflexions sur la morale, plutôt que des ouvrages de morale. […] Ils refusent l’organisation rationnelle du discours pour jouer au contraire des divergences et des ruptures. Ils tentent de trouver une voie dans l’égarement des évidences anciennes, dans l’effondrement des morales positives qui caractérisent tout leur siècle. »
Bérengère Parmentier, Le Siècle des moralistes, Points, Essais, 2000, p. 168.
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Réflexion morale et vérité
Les propos du « moraliste » sur l’être humain, sur le monde social et sur le langage sont indissociables de leur réflexion sur les modes de constitution du sens. Ils consistent essentiellement à réfuter les illusions d’essence, de vérité universelle et de substance.
Ainsi, d’après l’autrice : « La réflexion, rappelons-le, est un terme qui garde au XVIIᵉ siècle toute sa charge concrète, à titre de dénotation plus encore que de connotation. La réflexion, c’est selon La Furetière “l’action de réfléchir. C’est un axiome en Physique, que les angles d’incidence sont égaux à ceux de la réflexion… Se dit aussi au figuré des méditations qu’on fait sur quelque chose. Il faut faire plusieurs réflexions sur un ouvrage, avant que de le mettre au jour. C’est une raison qui mérite qu’on y fasse réflexion”. Et Furetière cite pour exemple “Les Réflexions morales de M. De la Rochefoucauld”, que nous appelons “maximes”. La Bruyère emploie lui aussi le terme, en alternance avec “remarques” ou “caractères”. Le terme pourrait bien fédérer les spécificités de la “remarque” ou “caractère”, de la “maxime”, de la “pensée”. La réflexion n’est pas seulement un miroir de l’homme, un “miroir du lecteur”, selon la métaphore qu’emploie La Chapelle-Bessé dans sa présentation des Maximes, ou une eau réfléchissante qui piège Narcisse, comme le suggère La Fontaine dans la fable I, 11. C’est aussi un mouvement de retour, un geste de repli sur le sens proposé, sur la phrase énoncée, sur les mots employés. C’est un énoncé qui réfléchit son procès de signification. »
Bérengère Parmentier, Le siècle des moralistes, Points, Essais, 2000, p. 262-263.
C’est la fin de cet article qui, nous l’espérons, t’aura permis de cerner les grands enjeux de cet ouvrage. Pour lire davantage d’articles sur les prépas littéraires, qu’ils soient académiques, méthodologiques ou sous forme de témoignages, ça se passe ici. Tout au long de l’année, nous t’accompagnons en publiant des ressources, alors reste connecté(e) !