rêveuse

Le personnage de la rêveuse occupe une place privilégiée dans la littérature et incarne l’échappatoire d’une réalité jugée insatisfaisante. À travers deux œuvres du programme de l’ENS A/L 2025, à savoir Le Ravissement de Lol V. Stein et Madame Bovary, nous verrons dans cet article la façon dont le profil du personnage rêveur oscille entre la quête passionnée d’un idéal et le naufrage dans l’illusion. Ainsi, ces deux œuvres nous permettront de voir les deux aspects complémentaires de la personnalité du rêveur : l’un comme explorateur des limites de l’être, l’autre comme victime d’une chimère destructrice.

Quand le rêveur défie la réalité

Tout d’abord, le personnage de la rêveuse – qu’il s’agisse de Lol V. Stein ou d’Emma Bovary – exprime un profond décalage entre l’individu et le monde réel. On peut cependant distinguer des nuances entre les deux personnages.

Lol V. Stein

D’un côté, Lol V. Stein se retire dans une rêverie qui transcende le quotidien. Ce retrait est déclenché par un traumatisme originel : l’abandon par son fiancé, Michael Richardson, au profit d’une autre femme. Loin de sombrer immédiatement dans le désespoir, Lol se réfugie dans une forme de contemplation silencieuse. Sa rêverie n’est pas une simple fuite, mais un moyen de recréer mentalement un univers où elle maîtrise les événements, notamment en observant et en réinterprétant les interactions des autres.

« Maintenant elle voit les regards de ceux-ci s’adresser à elle en secret, dans une équivalence certaine. Elle qui ne se voit pas, on la voit ainsi, dans les autres. C’est là la toute-puissance de cette matière dont elle est faite, sans port d’attache singulier. »

« Elle voit, et c’est là sa pensée véritable à la même place, dans cette fin, toujours, au centre d’une triangulation dont l’aurore et eux deux sont les termes éternels : elle vient d’apercevoir cette aurore alors qu’eux ne l’ont pas encore remarquée. Elle, sait, eux pas encore. »

« Des pensées, un fourmillement, toutes également frappées de stérilité une fois la promenade terminée – aucune de ces pensées jamais n’a passé la porte de sa maison – viennent à Lol V. Stein pendant qu’elle marche. On dirait que c’est le déplacement machinal de son corps qui les fait se lever toutes ensemble dans un mouvement désordonné, confus, généreux. Lol les reçoit avec plaisir et dans un égal étonnement. De l’air s’engouffre dans sa maison, la dérange, elle en est chassée. Les pensées arrivent. »

Emma Bovary

En contraste, Emma Bovary s’imprègne d’un imaginaire forgé par ses lectures romantiques. Elle rêve d’une vie exaltée, loin de la banalité provinciale qu’elle abhorre. Les romans chevaleresques et les récits sentimentaux nourrissent ses aspirations à une existence pleine de passion et de grandeur. Cependant, Emma projette ses rêves sur une réalité qui refuse de les accueillir. Ce qui aboutit à une accumulation de frustrations.

« Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu’au-delà s’étendait à perte de vue l’immense pays des félicités et des passions. Elle confondait, dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur, l’élégance des habitudes et les délicatesses du sentiment. » Première partie, chapitre IX

Entre obsession et suspension

Le rapport au temps est fondamental pour comprendre les personnages des œuvres du programme.

Emma Bovary

En effet, Emma Bovary perçoit le présent comme une succession d’instants décevants, qu’elle espère transcender par un futur idéalisé : les bals aristocratiques, les amours clandestines ou les achats compulsifs ne sont que des tentatives désespérées de donner corps à ses rêves. Néanmoins, ce futur glorieux n’advient jamais. Flaubert montre ainsi avec ironie comment Emma se perd dans une répétition stérile, victime de ses propres attentes irréalistes.

« Le cœur d’Emma lui battit un peu lorsque, son cavalier la tenant par le bout des doigts, elle vint se mettre en ligne et attendit le coup d’archet pour partir. Mais bientôt l’émotion disparut ; et, se balançant au rythme de l’orchestre, elle glissait en avant, avec des mouvements légers du cou. Un sourire lui montait aux lèvres à certaines délicatesses du violon, qui jouait seul, quelquefois, quand les autres instruments se taisaient ; on entendait le bruit clair des louis d’or qui se versaient à côté, sur le tapis des tables ; puis tout reprenait à la fois, le cornet à pistons lançait un éclat sonore, les pieds retombaient en mesure, les jupes se bouffaient et frôlaient, les mains se donnaient, se quittaient ; les mêmes yeux, s’abaissaient devant vous, revenaient se fixer sur les vôtres. » Première partie, chapitre VIII

« Elle connaissait trop la campagne ; elle savait le bêlement des troupeaux, les laitages, les charrues. Habituée aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentés. Elle n’aimait la mer qu’à cause de ses tempêtes, et la verdure seulement lorsqu’elle était clairsemée parmi les ruines. Il fallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur – étant de tempérament plus sentimental qu’artiste, cherchant des émotions et non des paysages. » Première partie, chapitre VI

Lol V. Stein

Lol V. Stein, en revanche, habite un temps suspendu. Pour elle, le traumatisme initial devient un point de fixation qui abolit la linéarité temporelle. Sa rêverie n’est pas tournée vers un futur idéalisé, mais vers une boucle où elle revisite inlassablement les scènes fondatrices de son ravissement. Duras explore ici une temporalité fragmentée, où le rêveur s’emploie à recomposer une réalité éclatée. Ainsi, Lol observe les amants et les lieux sans chercher à intervenir, comme si le temps n’avait plus de prise sur elle.

« Il aurait fallu murer le bal, en faire ce navire de lumière sur lequel chaque après-midi Lol s’embarque mais qui reste là, dans ce port impossible, à jamais amarré et prêt à quitter, avec ses trois passagers, tout cet avenir-ci dans lequel Lol V. Stein maintenant se tient. Certaines fois, il a aux yeux de Lol le même élan qu’au premier jour, la même force fabuleuse. »

Entre exaltation et effondrement

Emma Bovary

Pour Emma, son activité de rêveuse renvoie avant tout à une figure tragique. Ses aspirations la poussent à transgresser les normes sociales et morales, mais ses élans se heurtent systématiquement à l’implacable réalité. Sa quête amoureuse – avec Rodolphe ou Léon –, loin de lui offrir l’évasion espérée, la plonge dans un désenchantement de plus en plus profond. Ainsi, Emma s’endette, se dégrade et finit par sombrer dans une issue fatale. En elle, le rêveur est un martyr de l’idéal, incapable de s’adapter à un monde où ses aspirations ne trouvent aucune correspondance.

« Ce qui l’exaspérait, c’est que Charles n’avait pas l’air de se douter de son supplice. La conviction où il était de la rendre heureuse lui semblait une insulte imbécile, et sa sécurité : là-dessus de l’ingratitude. […] Donc, elle reporta sur lui seul la haine nombreuse qui résultait de ses ennuis, et chaque effort pour l’amoindrir ne servait qu’à l’augmenter ; car cette peine inutile s’ajoutait aux autres motifs de désespoir et contribuait encore plus à l’écartement. Sa propre douceur à elle-même lui donnait des rébellions. La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses, la tendresse matrimoniale en des désirs adultères. Elle aurait voulu que Charles la battît, pour pouvoir plus justement le détester, s’en venger. Elle s’étonnait parfois des conjectures atroces qui lui arrivaient à la pensée ; et il fallait continuer à sourire, s’entendre répéter qu’elle était heureuse, faire semblant de l’être, le laisser croire ! » Deuxième partie, chapitre V

« Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne, maintenant ; une confusion de crépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre, Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne. » Troisième partie, chapitre VIII

Lol V. Stein

Chez Lol V. Stein, la rêverie est plus ambiguë. Si elle semble lui offrir une échappatoire au traumatisme, elle devient aussi un mécanisme d’aliénation. Lol s’éloigne progressivement des normes sociales et affectives, devenant une énigme pour son entourage. Contrairement à Emma, Lol ne cherche pas activement à matérialiser ses rêves ; elle se contente de les vivre par procuration, en observatrice passive. Pourtant, cette passivité est une forme d’affirmation paradoxale : elle réinvente son existence en marge du monde.

« Le seigle crisse sous ses reins. Jeune seigle du début d’été. Les yeux rivés à la fenêtre éclairée, une femme entend le vide – se nourrir, dévorer ce spectacle inexistant, invisible, la lumière d’une chambre où d’autres sont. »

Conclusion

Ainsi, ces deux portraits de rêveuses traduisent-ils une tension essentielle dans la littérature. Le rêveur incarne à la fois une révolte contre la banalité de l’existence et une résignation face à l’impossibilité d’un idéal. Chez Flaubert, cette tension s’exprime dans la déchéance tragique d’Emma, victime de ses propres illusions. Chez Duras, elle se transforme en un jeu d’équilibre fragile, où Lol habite un monde onirique sans chercher à s’y soustraire ni à le confronter à la réalité.

Par conséquent, la rêveuse littéraire oscille entre deux pôles : la quête effrénée d’un ailleurs inaccessible et l’acceptation d’un entre-deux insaisissable. Emma et Lol témoignent donc d’une lutte universelle, propre à l’être humain, pour donner un sens à son existence au-delà des contraintes du réel.

 

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