Fiat ars, pereat mundus [« Qu’advienne l’art, le monde dût-il en périr ! »]

Afin de préparer au mieux le programme de philosophie de l’année 2022 portant sur l’art et la technique, et d’étoffer ta boîte à outils philosophique, nous te proposons d’étudier dans cet article l’ouvrage de Walter Benjamin intitulé L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique dans sa version de 1939.

L’auteur : Walter Benjamin

Walter Benjamin est un philosophe, historien de l’art, critique littéraire et critique d’art, et traducteur allemand, né en 1892 à Berlin et mort en 1940 à Portbou (Catalogne).

Il était rattaché à l’école de Francfort (philosophie sociale et théorie critique) et partageait un engagement marxiste avec son ami Bertolt Brecht. Le suicide de Benjamin a laissé inachevé un corpus déjà extrêmement fragmentaire dans sa forme, composé de seulement deux livres publiés de son vivant, d’articles et de nombreuses notes préparatoires pour le projet de sa vie, une vaste enquête sur le Paris du XIXᵉ siècle.

L’ouvrage : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique

Le texte L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique est rédigé pour la première fois en 1935, et modifié en 1936. Il est publié de façon posthume en 1955. En 1936, Walter Benjamin en rédige une version française, puis une quatrième et dernière version en 1939. C’est sur cette version de 1939, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, que s’appuie l’analyse qui suit.

Il s’agit d’un ouvrage riche et complexe qui se propose d’étudier les nouvelles conditions de production et de réception de l’œuvre d’art au XXᵉ siècle. Avec l’apparition de la photographie puis du cinéma, le contexte de la création artistique se trouve en effet bouleversé dans une société industrielle en pleine transformation.

Une perception matérialiste de l’œuvre d’art

« Lorsque Marx entreprit l’analyse du mode de production capitaliste, ce mode de production était à ses débuts. » Telle est la première phrase de l’Avant-propos. Benjamin inscrit d’emblée son analyse dans une perspective matérialiste. Autrement dit, il fait de l’œuvre d’art un outil d’investigation qui permettrait précisément d’obtenir des connaissances sur un état donné de la culture. Loin d’être un objet transcendant et hermétique, l’œuvre d’art offre la possibilité de saisir les transformations qui traversent la société européenne du début du XXᵉ siècle. Elle devient ainsi le reflet des effets de l’apogée du capitalisme industriel sur les populations et sur leur rapport au monde.

Benjamin précise bien que l’homme produit lui-même le monde dans lequel il habite. En ce sens, il convient de dire que l’œuvre d’art, au même titre que l’ensemble des productions humaines, consiste en un phénomène social. L’œuvre doit être rapportée à des facteurs matériels, sociaux et techniques : les idées politiques, morales, économiques n’apparaissent jamais de façon autonome, n’ont pas de valeur « en soi ». Elles sont le fruit de conditions d’existence matérielles très concrètes, qui déterminent profondément la signification d’une œuvre.

Ainsi est-il possible d’affirmer que les conditions de production d’une œuvre d’art sont l’expression d’un usage déterminé de la technique. D’une certaine manière, Benjamin récuse l’idée d’une création artistique qui serait uniquement le fruit de l’esprit d’un artiste détaché du monde. Il faut donc voir le processus de création comme un processus de production qui résulte de « procédés artistiques » définis, ainsi que de la combinaison de dimensions matérielles et physiques propres à l’œuvre.

Les transformations subies par l’œuvre d’art à l’aube du XXᵉ siècle

Benjamin précise dès le premier point de son ouvrage que l’œuvre a toujours été, par essence, reproductible. Il est dans sa nature d’être reproduite. Prenons la tragédie Antigone : elle a été écrite par Sophocle, puis elle a été reprise de nombreuses fois, notamment par Cocteau (1922), Anouilh (1944) ou Brecht (1948) pour ne citer que les plus célèbres. De même, les élèves qui apprenaient l’art répliquaient les œuvres de leurs maîtres pour en favoriser la diffusion. En somme, la reproductibilité est corollaire de l’œuvre d’art.

Toutefois, Benjamin ne saurait s’en tenir à ce constat. En comparaison de ce concept de reproductibilité, le phénomène de reproduction technique de l’œuvre d’art mentionné dès le titre de l’ouvrage désigne une tout autre réalité : « La reproduction technique de l’œuvre d’art représente quelque chose de nouveau, un phénomène qui se développe de façon intermittente au cours de l’histoire, par bonds successifs séparés par de longs intervalles, mais avec une intensité croissante. » En effet, dès l’avènement de l’imprimerie, le monde de la littérature se voit être bouleversé. Elle permet à des populations jusque-là exclues d’accéder à la lecture et à la culture. De la même manière, la lithographie permet la large diffusion d’illustrations dans la vie quotidienne. Cependant, à peine la lithographie a-t-elle transformé le rapport au monde que la photographie l’a déjà remplacée. Et avec la photographie se développe le cinéma, capable de rendre mobiles les images capturées du réel. Autrement dit, les différentes techniques de production et de reproduction, loin d’agir indépendamment, agissent et rétroagissent les unes sur les autres.

L’ébranlement de l’authenticité de l’œuvre d’art dans la reproduction technique

Face à cette succession intense et rapide de reproductions techniques, Benjamin s’interroge cependant quant à l’authenticité de l’œuvre d’art, ce qu’il appelle le « hic et nunc de l’œuvre d’art ». Il souligne en effet que, malgré la plus parfaite reproduction, il manquera toujours quelque chose à l’œuvre reproduite : « L’unicité de son existence au lieu où elle se trouve. » [ibid, 2] Cette unicité consiste en des marques laissées par le temps, les altérations matérielles que ses possesseurs successifs lui ont fait subir. Ce hic et nunc de l’œuvre, Benjamin le désigne sous le terme d’authenticité. Et c’est par cette authenticité que l’œuvre conserve sa pleine autorité.

Néanmoins, il ne saurait en être la même chose concernant la reproduction technique. Benjamin évoque deux raisons à cela.

D’abord, « la reproduction technique est plus indépendante de l’original que la reproduction manuelle » [ibid, 2]. La reproduction technique rend en effet plus sensibles et perceptibles des éléments que l’original ne permettait pas de mettre en valeur. Benjamin cite l’exemple de la photographie qui a la possibilité de souligner certains détails de l’original qui étaient jusqu’à lors imperceptibles. Par l’agrandissement ou l’accentuation du contraste de couleurs, on atteint une réalité inaccessible à l’œil humain.

La deuxième raison repose sur la capacité de la reproduction technique à rapprocher l’œuvre du récepteur : vinyles, photographies, écouteurs, etc.

En un sens, il est possible d’affirmer que cette possibilité de reproduction technique, même si elle ne la détruit pas à proprement dit, affaiblit toutefois grandement l’authenticité de l’œuvre d’art. Ainsi Benjamin écrit-il que « ce qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient de transmissible de par son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique » [ibid, 2]. Or, dans la reproduction technique, chacun de ces aspects de l’œuvre est ébranlé. Ainsi l’autorité même de la chose est-elle remise en question.

La perte d’aura : un phénomène propre à la reproductibilité technique

Afin de rendre compte de la perte d’autorité de l’œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique, Benjamin a forgé le concept d’« aura » (concept central qu’il te faut absolument maîtriser pour le concours). Cependant, loin de s’appliquer à l’œuvre d’art, ce phénomène est endémique de l’ensemble de la société :

« On pourrait dire, de façon générale, que la technique de reproduction détache l’objet reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les exemplaires, elle substitue à son occurrence unique son existence en série. Et en permettant à la reproduction de s’offrir au récepteur dans la situation où il se trouve, elle actualise l’objet reproduit. » [ibid, 2]

Autrement dit, la chose est profondément ébranlée. Et à travers son ébranlement, c’est également toute la société qui est bouleversée. La tradition est elle-même fragilisée par la reproduction qui, loin de mettre en valeur un objet comme unique témoin d’un passé certain, ne s’intéresse qu’aux propriétés artificielles et techniques de la chose. Benjamin souligne alors que le renouvellement actuel de l’humanité est compromis : l’art ne joue plus son rôle de racine, de repère historique.

Que désigne précisément l’aura d’un objet ?

Benjamin la définit en premier comme « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il » [ibid, 3]. Par là, il désigne un Rimbaud qui, dans la « mer allée avec le soleil », voyait l’éternité, ou un Baudelaire qui décrivait « le ciel [qui] regardait la carcasse superbe/comme une fleur s’épanouir ». Qu’est-ce qui a donc changé aujourd’hui dans le regard que nous portons sur le monde ? Si les hommes s’évertuaient auparavant à rendre les choses plus proches d’eux autrefois en les contemplant de ce regard détaché, ils sont désormais motivés par un désir de possession de la chose regardée. Et comment posséder cette chose sinon en la reproduisant ? Benjamin pointe donc bien le besoin impérieux, grandissant, qu’éprouvent les populations de posséder l’objet, notamment au travers de sa reproduction.

En sortant ainsi de la fugacité d’un paysage ou de l’unicité d’un instant, l’objet perd son aura. Le monde devient identique, prévisible, utilitaire. On ne contemple plus les choses que selon leur fonction sociale. À travers la disparition de l’aura, c’est ainsi une part d’imprévisibilité et d’émerveillement face au monde qui disparaît.

« Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissé tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c’était la pluie. » Du côté de chez Swann, Marcel Proust, 1913.

Par conséquent, la doctrine de « l’art pour l’art » (à retrouver dans le mouvement du Parnasse) ne devient plus qu’un vague souvenir dont les débris ne sont qu’à peine aperçus. La fonction rituelle et cultuelle de l’œuvre d’art en tant qu’image inapprochable disparaît. Dès lors que le critère d’authenticité n’est plus applicable à la production artistique, toute la fonction de l’art se trouve bouleversée. Au lieu de reposer sur le rituel, elle se fonde donc désormais sur une autre pratique : le politique.

Benjamin prend l’exemple des photographies d’Atget : au lieu d’inciter le spectateur à une contemplation détachée, il fait de ces photographies un instrument politique. Elles deviennent des « pièces à conviction pour le procès de l’histoire » [ibid, 6]. Il n’y a plus de place pour l’admiration, pour l’émotion. Le spectateur se met à la recherche d’un sens, d’un message que le photographe a voulu transmettre. Il en est de même avec les illustrations dans les magazines qui ont, de surcroît, besoin d’une légende : on ne laisse plus la possibilité à la photographie de parler elle-même, de se révéler au spectateur. On en force l’expression, on lui fait dire ce qu’on veut pour elle.

Le cinéma : quintessence des conséquences de la reproduction technique

Le propre du théâtre est de présenter une performance telle qu’elle est en train de se jouer ; il est impossible pour le comédien de recommencer s’il oublie son texte ou se trompe de mouvement scénique. D’autre part, il n’y a aucune médiation qui sépare à proprement parler le spectateur du comédien, si ce n’est la scène.

Il en est tout à fait autrement pour le cinéma. Le cinéma réclame la médiation de tout un appareillage. D’un tel constat découlent deux conséquences : l’appareillage permet de reprendre encore et toujours une performance et d’agencer les différentes prises de manière à obtenir un rendu final parfait. La performance des acteurs ne repose donc plus sur la spontanéité et l’imprévisibilité que connaît le jeu d’un comédien de théâtre. L’autre conséquence consiste à dire que le jeu de l’acteur ne bénéficie pas de la réaction directe et instantanée du public ; il n’y a aucun rapport personnel entre l’interprète et le spectateur. En un sens, une telle distance abolit tout rapport cultuel à l’œuvre cinématographique.

Benjamin écrit ainsi : « Ce qui importe pour le film, c’est bien moins que l’interprète présente au public un autre personnage que lui-même ; c’est plutôt qu’il se présente lui-même à l’appareil. » [ibid, 9] Autrement dit, un acteur de cinéma n’est pas seulement éloigné du public ; il est également éloigné de lui-même. Cela signifie que son corps est utilisé, subtilisé et privé de sa voix propre, de son identité. Il n’est que le fantôme du personnage qu’il joue, son apparence. Il n’est qu’une poupée de chiffon, un mannequin à qui l’on fait dire ce que le personnage doit dire dans l’histoire. Enfin de compte, l’acteur est réduit au rang d’accessoire que l’on situe à la bonne place dans le champ de la caméra.

« L’homme doit agir, avec toute sa personne vivante assurément, mais en renonçant à son aura. Car l’aura est liée à son hic et nunc. » [ibid, 9]

« L’acteur de théâtre entre dans la peau de son personnage, chose qui est très fréquemment interdite à l’acteur de cinéma. » [ibid, 9]

Quel rôle jouent les masses dans la perte d’aura de l’œuvre d’art ?

« La masse est une matrice d’où toute attitude habituelle à l’égard des œuvres d’art renaît, aujourd’hui, transformée. La quantité est devenue la qualité. La masse accrue des intéressés a généré un type d’intérêt bien différent. » [ibid, 15]

Benjamin souhaite dépasser la critique habituelle qui consiste à dire que les masses cherchent à se distraire, alors que l’art exige le recueillement. Dans l’opposition entre distraction et recueillement, il voit tout autre chose. Le recueillement constitue un moyen d’entrer dans l’œuvre d’art, de la pénétrer, de la vivre en elle-même. À l’inverse, « la masse distraite recueille l’œuvre d’art en elle » [ibid, 15]. Autrement dit, l’œuvre d’art exerce sur la masse une attraction incidente. Cela est particulièrement vrai avec les édifices : les édifices disposent en effet d’une double réception, par l’usage et par la perception. La réception se fait moins par voie d’attention que par voie d’accoutumance. Et ce type de réception développée au contact de l’architecture acquiert une valeur canonique.

Cette réception par distraction est particulièrement prégnante dans le cinéma : « Par son effet de choc, le cinéma favorise un tel mode de réception. S’il fait reculer la valeur cultuelle, ce n’est pas seulement parce qu’il transforme chaque spectateur en expert, mais encore parce que l’attitude de cet expert au cinéma n’exige de lui aucun effort d’attention. Le public des salles obscures est bien un examinateur, mais un examinateur distrait. » [ibid, 15]

Épilogue

Dans l’épilogue, on peut lire que deux phénomènes contribuent au processus de la reproductibilité technique : la prolétarisation croissante de l’homme et le développement croissant des masses.

Benjamin souligne que le fascisme veut permettre aux masses de s’exprimer tout en conservant le régime politique en place. Afin d’organiser les masses sans toucher au régime de la propriété privée, les régimes fascistes sont convaincus que leur permettre de s’exprimer permettra de les satisfaire.

La conséquence logique du fascisme est donc une « esthétisation de la vie politique ». C’est par la mise en place d’un appareillage visant la production de valeurs cultuelles (qui se veut objet de culte) qu’il vise le contrôle des masses. Ainsi seule la guerre permet-elle de mobiliser tous les moyens techniques de l’époque sans rien changer au régime de la propriété.

« La guerre [qui], par les destructions qu’elle entraîne, démontre que la société n’était pas assez mûre pour faire de la technique son organe, que la technique n’était pas assez élaborée pour dominer les forces sociales élémentaires. […] Au lieu de canaliser les fleuves, elle dirige le flot humain dans le lit de ses tranchées ; au lieu d’user de ses avions pour ensemencer la terre, elle répand ses bombes incendiaires sur les villes, et, par la guerre des gaz, elle a trouvé un nouveau moyen d’en finir avec l’aura. »

« Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art. »

Conclusion

Benjamin démontre qu’à l’époque de la reproductibilité technique de l’œuvre d’art, la valeur cultuelle est la valeur marchande. La technique possède donc cette faculté critique de dévoiler que l’art est une activité fondamentalement utilitaire, matérialiste et fonctionnelle. La « valeur » ou la « fonction artistique » de l’œuvre d’art est au mieux accessoire, au pire parasite, au regard de son fondement. Autrement dit, l’art n’a qu’une apparence d’autonomie : en réalité, par la reproductibilité, elle a été coupée de ses bases cultuelles qui lui conféraient authenticité, unicité et indépendance. Elle a perdu ce qui faisait son aura.