Major Prépa > Ressource > Podcast > Les ambitions géopolitiques du Qatar : si petit, si visible… si puissant ?

En octobre dernier, le jeune général Mahamat Idriss Déby était investi président du Tchad. Ceci clôturait, à la grande déception de l’opposition, le dialogue national inclusif. Après six mois de discussions entre gouvernement et mouvements d’opposition tchadiens. Où avaient eu lieu ces négociations ? À Doha, capitale du Qatar, où 200 délégués tchadiens s’étaient réunis depuis le mois de mars.
Plus médiatique, c’était aussi au Qatar que Talibans et Américains avaient négocié l’accord de Doha en février 2020, ouvrant la voie au départ des troupes américaines de Bagdad, effectif à l’été 2021.
Comment ce petit pays arrive-t-il à servir de médiateur dans des conflits aussi variés ? Mini-État, maxi-influence ? Qu’est-ce qui le rend indispensable ? Le Qatar agit-il de manière désintéressée, ou plutôt quel est son intérêt ?
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La Coupe du Monde de football
Elle se tiendra au Qatar entre le 21 novembre et le 18 décembre de cette année. Elle fut obtenue en 2010, et cet événement a fait couler beaucoup d’encre. « Une attribution scandaleuse sur la forme et sur le fond, au détriment des droits humains et de l’environnement », écrivait Le Monde dans un éditorial le 26 septembre dernier. Trois problèmes sont ainsi soulevés et ils ont leur dimension géopolitique.
D’abord, la question de l’attribution
Le Qatar a obtenu cette organisation en expliquant qu’il était temps que le Moyen-Orient ou le monde arabe (ce qui n’est pas la même chose) obtienne enfin l’organisation de ce grand événement. Il l’a emporté en 2010, face à la candidature des États-Unis, à la surprise générale. Comment a-t-il convaincu les membres du comité de sélection de voter pour lui ?
Il suffit de savoir qu’il avait tous les moyens financiers nécessaires pour convaincre les votants de son engagement pour le développement du football. Une fois candidat, le Qatar était décidé à gagner. Le sport était et est pour lui une stratégie d’insertion gagnante dans le jeu des puissances et la mondialisation.
Deuxième problème, la question des droits humains notamment pour les migrants
Là aussi, une question éminemment géopolitique. Comment organiser une Coupe du Monde et construire sept stades, alors que les Qataris ne sont que 300 000 ? La réponse est dans l’arrivée massive de travailleurs migrants. Environ deux millions de travailleurs étrangers sont dans le pays. Ils y construisent les stades, mais font tourner toute l’économie du pays.
The Guardian a fait sensation en publiant un rapport en 2021, recensant 6 750 travailleurs migrants originaires d’Asie du Sud décédés depuis 2010 sur les chantiers du pays. Le Qatar a aussitôt démenti, ne recensant que les morts par accidents du travail, sans reconnaître les décès par crise cardiaque, épuisement ou déshydratation.
La question des migrations internationales est l’une des grandes questions géopolitiques du XXIᵉ siècle. Si les migrants affluent vers l’Europe ou les États-Unis avec la volonté de refaire leur vie, les migrants dans les Émirats du Golfe sont des travailleurs sous contrat et bien souvent sans droits. En aucune manière, ils ne deviendront résidents permanents ou ne pourront prétendre à la nationalité qatarie. Ils sont et resteront citoyens de seconde zone.
La pression internationale a conduit le Qatar à réformer sa législation sur le travail. Il a réformé le système du Kafala, qui donnait tous les droits à ces intermédiaires qui faisaient venir la main-d’œuvre étrangère dans le pays. Il a également instauré un salaire minimum. Ce sont des progrès réels, que l’on ne trouve pas ailleurs dans les pays du Golfe, mais… il y a encore du chemin entre la loi et son application réelle. Et beaucoup de travailleurs sont piégés dans le pays. Ils peinent à toucher leurs salaires et vivent dans des conditions indignes.
Enfin, dans un autre registre, l’organisation de la Coupe du Monde met le pays en porte-à-faux. Entre le rigorisme de l’islam wahhabite qui est pratiqué et l’ouverture au monde extérieur qui attend, lors de ces jeux, une tolérance sur la consommation d’alcool, le respect des droits des femmes et des personnes LGBT, dans un pays où l’homosexualité est un délit.
Dernier problème : la question environnementale
Avoir envisagé en 2010 de jouer la Coupe du Monde l’été, dans un pays où les températures avoisinent alors les 50 °C était stupéfiant. Même si la prise de conscience de la crise climatique était alors moindre. Jouer en hiver change-t-il la donne ? Oui, car la climatisation à 26 °C sera moins coûteuse.
Au-delà, de la question de la climatisation, le coût écologique est faramineux si l’on songe aux besoins en sable, acier, matériaux divers pour la construction de ces sept stades. L’empreinte carbone de cette édition a été évaluée à trois mégatonnes de CO² par l’ONG Carbon Market Watch. Ce qui est gigantesque. Ce sombre bilan est catastrophique, mais pas étonnant.
Comme toutes les pétromonarchies, mais encore plus que les autres, le Qatar est un émetteur considérable de CO². Il détient le record mondial, avec près de 50 tonnes de CO² émises par habitant et par an. Le Koweït est au second rang et les États-Unis au troisième, avec chacun environ 25 t/CO²/hab. Par comparaison, chaque Français émet 5,5 tonnes de CO² par an. 10 fois moins qu’un Qatari. D’ailleurs, même si on prend en compte les émissions cumulées depuis 1850 par habitant, le Qatar est déjà au sixième rang. Loin devant la France, alors qu’il n’est qu’un récent pollueur.
L’obtention de la Coupe du Monde, son organisation, l’échec des velléités de boycott permettent une légitimation du Qatar, de son rôle au Moyen-Orient et dans le monde. La FIFA a beau prétendre que l’événement à des vertus de transformation et qu’il conduit le Qatar à être plus vertueux, à la fois socialement et écologiquement, c’est un récit construit qui n’a pas forcément grand-chose à voir avec la réalité.
Alors, de quels rapports de force ou recompositions géopolitiques l’événement est-il le révélateur ?
De quoi le Qatar est-il le nom ?
Géographiquement, le Qatar est une presqu’île désertique, grande comme l’Île-de-France
Cette presqu’île est située sur le golfe persique, ou plus exactement arabo-persique, cette mer intérieure de 250 000 km² fermée par le détroit d’Ormuz. À l’est, les côtes iraniennes lui font face. À l’ouest, sa seule frontière terrestre est avec l’Arabie saoudite.
Le Qatar, comme les Emirats Arabes Unis d’ailleurs, est un pays sans peuple
10 % des habitants seulement sont des nationaux. Sa population totale est estimée en 2022 à 2,9 millions d’habitants, dont environ 350 000 Qataris et plus de 2,2 millions de travailleurs étrangers. Il n’y a pas de Qataris pauvres. Leur revenu par habitant tourne autour de 100 000 $, ce qui en fait un record mondial. C’est le double de ce qu’il est en Arabie saoudite.
Mais l’identité de ce peuple qatari est à construire. Les logiques tribales sont essentielles dans ces régions. Et les mêmes tribus existent de part et d’autre de la frontière. La religion est l’islam sunnite wahhabite, comme en Arabie saoudite. Encore un fait qui montre sa proximité avec son puissant voisin.
La réussite du Qatar, le fait qu’on parle de lui, qu’il ait développé un soft power, ont aussi pour but de lui donner une identité, de créer peu à peu un sentiment national, ancré dans une histoire qui est certes bien récente.
Politiquement, le régime au Qatar est une monarchie absolue, où le souverain a tous les pouvoirs
La succession se fait par la désignation d’un prince héritier par l’Émir en titre. Toujours dans la famille, ce n’est pas forcément le fils aîné. Sous des airs d’ouverture, ce régime comme les autres pétromonarchies est une autocratie, que le discours de modernisation ne doit pas faire oublier.
Il y a trois, quatre ou cinq personnes tout au plus qui prennent les décisions. Pour la première fois, en octobre 2021, les Qataris ont été appelés aux urnes pour élire la majorité des membres d’une assemblée législative. Cette dernière n’est que consultative, puisque l’Émir garde un droit de veto. Parmi les 350 000 Qataris, seuls les descendants des familles présentes en 1930 peuvent voter. Les femmes peuvent voter, même être candidates, mais aucune ne fut élue.
Le pouvoir appartient à la même dynastie depuis le XVIIIᵉ siècle : la famille des Al Thani. La succession s’y fait bizarrement et souvent par des coups d’État familiaux, lorsque le prince héritier profitant de l’absence de l’Émir prend le pouvoir à sa place.
Ce fut le cas en 1972, lorsque le Cheikh Khalifa prit le pouvoir et en 1995, lorsqu’il fut destitué par son fils. Ce dernier, le Cheihk Hamad ben Khalifa Al Thani choisit, lui, d’abdiquer en 2013 et laissa le pouvoir à l’actuel Émir, Tamim ben Hamad Al Thani. À la tête du pays depuis neuf ans déjà, c’est un souverain encore jeune (42 ans). Il a trois épouses et 13 enfants pour l’instant.
Le Qatar est doté de considérables ressources gazières
On y découvrit d’abord du pétrole au milieu du siècle. Exploité à partir de 1949, il permit une première modernisation du pays. En 1971, Shell découvre sur la côte le gisement North Dome. Le Qatar partage ainsi avec l’Iran le plus important gisement gazier de la planète. Il occupe le troisième rang mondial pour les réserves mondiales, derrière l’Iran et la Russie.
La première livraison de gaz liquéfié n’est réalisée qu’en 1996. Cependant, les 14 usines de liquéfaction de gaz ensuite construites lui ont permis de devenir le deuxième exportateur de GNL. C’est le cinquième producteur de gaz au monde. Il s’est constitué avec ses ressources un puissant fonds souverain (QIA, Qatar Investment Authority, créé en 2003). À l’été 2022, ce dernier était évalué à 460 milliards de dollars.
Somme toute, on peut dire que le Qatar est un coffre-fort. Il investit partout, au capital de grandes FMN comme Total ou Volkswagen, Siemens. En octobre dernier, il a investi 2,4 milliards d’euros dans RWE, un puissant énergéticien allemand. Il est encore un des plus importants propriétaires immobiliers à Londres.
Bref, le Qatar est une pétromonarchie
Les pétromonarchies sont les États de la péninsule arabique, dirigés par des familles princières, et dont le pouvoir est consolidé par la rente pétrolière ou gazière. Cette dernière en faisant des États riches et capables d’assurer à leur population un niveau de vie développé.
La plupart sont des Émirats de petite taille, où la manne financière est partagée entre peu. Il y a un contrat social au Qatar, comme dans les autres monarchies, entre la population et les dirigeants. La richesse des États est redistribuée envers la population à qui on offre santé, éducation, transports gratuits… et qui a des emplois réservés. En échange de tous ces bienfaits, l’autorité de l’Émir est acceptée.
Dans ce groupe, l’Arabie est à part. Ses 35 millions d’habitants lui confèrent une taille et un potentiel bien supérieurs, mais cela ne permet pas d’entretenir aussi généreusement la population et la proportion d’étrangers est moindre (un bon tiers).
Mais il est temps de revenir sur une histoire un peu plus ancienne pour mieux comprendre les relations géopolitiques autour de ce Golfe arabo-persique et les rivalités entre Qatar et Arabie.
Les quatre points clés pour comprendre le contexte historique des Émirats et particulièrement du Qatar
1) Ces émirats ont longtemps été dominés par les Turcs, puis par les Anglais
Ils ont accédé finalement très tardivement à l’indépendance, en 1971. Mais cela n’était pas forcément pour les gêner.
La région du Golfe persique était éloignée des centres névralgiques de l’Empire ottoman. Cet Empire qui, depuis le XVᵉ siècle, dominait largement le Proche-Orient et l’Afrique du Nord. Le Golfe persique est un lieu carrefour entre deux influences. Celle de la puissante et ancienne Perse (l’Iran), qui le borde au Nord et à l’Est et qui lui a donné son nom courant, et celle de l’Empire Ottoman, Empire dominé par les Turcs, même si la majorité de ses territoires sont peuplés d’Arabes.
Le Golfe persique est enfin l’une des routes maritimes qui conduisent de l’Europe à l’Asie. Il a pour cette raison toujours été un lieu de commerce, une étape pour les marchands. Le point de départ de caravanes qui allaient vers les rives méditerranéennes.
L’arrivée des Anglais
À la fin du XVIIIᵉ siècle, c’est un espace morcelé politiquement, sous influence, et qui voit l’irruption d’un nouvel acteur : la Grande-Bretagne, qui s’installe en Inde. L’objectif premier des Anglais est d’assurer la sécurité de navigation dans le Golfe, alors qu’y sévissait la piraterie. La côte arabe était surnommée la côte des Pirates et les Anglais imposèrent par la force aux chefs locaux d’y renoncer, contre le maintien par eux de la paix et de la liberté de circulation.
Peu à peu, ces territoires vont être intégrés à l’espace impérial britannique. Une sorte de frontière d’eau et de sable qui protège le Raj britannique sur son flanc occidental. Il est vrai que l’Empire est obsédé par l’idée d’une possible invasion des Indes par un concurrent européen, ou encore par la concurrence des Russes dans le Golfe.
C’est ainsi que les Britanniques signent, imposant si nécessaire, des traités avec les chefs et sultans locaux à Dubaï, Oman, Abou Dhabi dès le milieu du XIXᵉ siècle. Puis, à la fin du siècle, avec Bahreïn et le Koweït. Ces Cheikhs doivent s’engager à ne pas traiter et négocier avec des puissances tierces, sans l’accord exprès du Royaume-Uni.
La famille Al Thani, issue de tribus anciennes d’Arabie et qui contrôle le Qatar depuis la fin du XVIIIᵉ siècle, signe aussi un traité en 1868 avec les Anglais. L’autorité des Al Thani est consolidée contre la reconnaissance de la tutelle britannique. Même si ces territoires appartenaient très théoriquement à l’Empire ottoman. Pendant la Première Guerre mondiale, les liens avec l’Empire ottoman, adversaire des Britanniques, sont formellement rompus et l’Émirat devint un véritable protectorat britannique jusqu’à l’indépendance.
Après la Seconde Guerre mondiale, les Anglais, ayant perdu l’Empire des Indes, ne cherchent pas à rester dans la région
En 1961, le Koweït obtient son indépendance, mais il est aussitôt envahi par les Irakiens. Brièvement, car les Britanniques rétablissent le pouvoir du sultan. En 1968, ils fixent la date-butoir de 1971 pour la fin des protectorats.
Dans ce contexte, neuf Émirats arabes préparent une fédération. Mais en 1971, le Qatar et Bahreïn choisissent finalement l’indépendance seuls. Tandis que la Fédération des Émirats arabes unis naît, avec sept entités, dont Abu Dhabi et Dubaï.
Traditionnellement, l’Émir du Qatar était l’un des dirigeants les plus faibles de la région, la tutelle britannique le protégeait des appétits de ses voisins. Dès lors, lorsque les Britanniques s’en vont, et alors que le Chah d’Iran revendiquait des territoires sur la côte arabe, le Qatar chercha appui auprès de l’Arabie saoudite. Cet État était différent. Non colonisé, rassemblé depuis les années 1930 sous l’autorité de la dynastie des Séoud, appuyé par le clergé wahhabite. Sa sécurité avait été consolidée par un accord avec les États-Unis en 1945 (pacte de Quincy) et le pétrole assurait alors à cette dynastie une rente prometteuse.
2) Ces territoires sont passés rapidement de la pauvreté relative à la richesse, après la découverte d’immenses ressources en hydrocarbures
Au XIXᵉ siècle et jusqu’aux années 1920, les Émirats du Golfe participent au commerce mondial avec deux produits : les perles et les dattes. Les perles du Golfe connaissent un véritable âge d’or au XIXᵉ siècle. Elles sont récoltées dans les huîtres perlières de la côte arabe du Qatar jusqu’au cap Musandam, au nord du Sultanat d’Oman.
Cet âge d’or se termine dans les années 1920, lorsqu’arrivent sur le marché les perles de culture et que les exportations de dattes fléchissent également du fait de la concurrence, notamment californienne. Les habitants de ces régions demeurent très pauvres, très majoritairement. Mais l’ère du pétrole s’ouvre alors.
L’ère du pétrole
Le pétrole est découvert dans la région dès le début du XXᵉ siècle, notamment en Iran. Dans cette région, c’est l’Anglo-Persian Oil Company, puis l’Irak Petroleum Company (entreprises dépendantes des grandes majors comme BP, Shell, puis l’ancêtre de Total [la CFP], la Standard Oil) qui s’installent.
En 1940, on découvrit au Qatar du pétrole, mais l’exploitation ne commença qu’à la fin de la décennie. Ce qui apporta une prospérité nouvelle et un début de modernisation. À l’image de ce qui se faisait dans les autres États, le pays créa sa propre compagnie nationale. Cette dernière prit le contrôle en 1976 de toutes les activités pétrolières de l’Émirat.
C’est enfin en 1971 que le Qatar découvrit son immense potentiel gazier. Même si les exportations ne commencèrent massivement qu’à partir du début des années 1990. Une fois les installations nécessaires au transport par voie maritime du GNL construites. Ce qui impliqua des dépenses considérables et un endettement initial.
Il était nécessaire dans ces conditions d’avoir des relations apaisées avec l’Iran, ce qui n’était pas la ligne de l’Arabie.
Conclusion de cette histoire de la région du Golfe
Ces pétromonarchies ont une histoire spécifique, un rythme différent par rapport à d’autres États du Moyent-Orient et du monde arabe. Notamment, les pays qui comptaient alors (comme l’Égypte, la Syrie, l’Irak) ont une histoire dominée dans les années 1950/70 par :
- les espoirs de développement de ces jeunes nations, alors que la manne pétrolière est chez eux faible ou inexistante ;
- l’espoir d’un panarabisme qui ne tient pas très longtemps devant l’affirmation de nationalismes ;
- et enfin l’hostilité à Israël qui a en face un front du refus.
À partir des années 1980, l’échec des pays arabes face à Israël, les désillusions face aux espoirs de développement et la confiscation du pouvoir par des élites étroites expliquent l’essor de l’islamisme, nouvel horizon politique. La révolution islamique iranienne en 1979 introduit une rupture nette dans les équilibres géopolitiques antérieurs. On voit toute la différence avec l’histoire des Émirats, qui n’accèdent à l’indépendance qu’en 1971. Ils seront gagnants des chocs pétroliers de 1973 (guerre du Kippour) et de 1979 (révolution islamique, puis guerre Iran/Irak).
La religion n’a été que très peu évoquée. La religion n’est pas la clé de lecture première du Moyen-Orient. « Il s’agit de déconstruire ces visions pour montrer que les conflits sont souvent plus politiques que religieux, alors que les discours, eux, sont souvent religieux. »
3) Comment le Qatar peut-il assurer sa sécurité et en même temps se différencier de ses voisins ?
Le pays était un vassal de l’Arabie. Ce qui déplaît, à partir des années 1980, au nouveau prince héritier, le Cheikh Hamad. En effet, entre 1980 et 1988, l’Iran et l’Irak sont en guerre. L’une de ses conséquences est la destruction de tankers/pétroliers dans le Golfe. Dans ce contexte, l’Arabie saoudite se révéla un allié impuissant à assurer seul la sécurité des exportations, assurée par les grandes puissances (États-Unis et URSS).
Pire, en 1990, Saddam Hussein envahit le Koweït pour mettre la main sur ses ressources. L’Arabie saoudite, paniquant, réclama l’aide de ses alliés occidentaux. Ce qui eut pour conséquence les opérations Bouclier, puis Tempête du désert. Il était donc clair que le royaume wahhabite n’était pas en mesure de protéger le Qatar.
Comment assurer sa sécurité sans devenir vassal de quiconque ?
Le Qatar et le Koweït avaient deux points communs : leur richesse et leur fragilité. L’invasion du pays marqua profondément l’Émirat et le convainquit qu’il fallait trouver une stratégie pour assurer sa sécurité. D’abord, en étant visible et connu. Certes, le Qatar est membre du Conseil de coopération du Golfe, créé en 1981 dans le contexte de la guerre Irak-Iran et qui rassemble les pétromonarchies, mais le rôle prépondérant que l’Arabie y joue ne lui convient guère.
C’est ainsi que le Qatar mena son propre jeu pour s’autonomiser de l’Arabie saoudite, avec laquelle il a même un accrochage frontalier en 1992. Pour devenir un interlocuteur nécessaire pour les États-Unis, il signe un accord de sécurité avec eux en 1992. Il ouvre la base militaire d’Al-Udeid, utilisée gratuitement par les États-Unis. C’est au Qatar que se trouve le commandement américain pour le Moyen-Orient. Et c’est de là que furent dirigées les guerres d’Afghanistan et d’Irak.
Mais le Qatar affina sa stratégie. Il ne s’agissait pas de basculer de l’influence saoudienne à celle des États-Unis. Il pratiqua ce que certains politologues nomment le hedging. C’est-à-dire l’art d’avoir de bonnes relations avec tous les acteurs, ignorant les divergences que certains peuvent avoir entre eux.
Ainsi, le Qatar multiplie les contacts avec l’Iran (de bonnes relations sont nécessaires à l’exploitation sereine du gisement de gaz offshore). Il tisse au début des années 1990 des premiers liens avec Israël (représentation commerciale à Doha). Le Qatar a cherché à apparaître comme un État neutre, capable d’être un médiateur indépendant. Une sorte de Genève du Moyen-Orient, une place diplomatique pour les contacts difficiles. Il est intervenu dans les conflits du Liban en 2008, du Darfour, du Yémen. Sa petitesse joue pour lui, son argent aussi. La médiation fait partie de la construction de son soft power.
4) Fort de sa richesse considérable, le Qatar s’est donné les moyens de créer en quelque sorte une marque Qatar
Ce « state branding », comme disent les Anglo-Saxons, combine l’affichage d’une grande modernité et une stratégie d’influence de soft power très efficace.
L’objectif recherché est, en diversifiant son économie, de se doter d’outils originaux et spécifiques pour exister. Exister à l’extérieur, bien sûr, sur la scène internationale, mais aussi vis-à-vis de son propre peuple, avec ainsi la création d’une identité nationale. Au fond, ni la langue, ni l’ethnie, ni vraiment la religion, ni le système politique ou le cadre économique ne distinguent le Qatar de ses voisins. Alors, quels sont ces outils de state branding ?
Al-Jazeera
D’abord, la création en 1996, d’une chaîne d’information arabe : Al-Jazeera. Elle est rapidement devenue incontournable, grâce à une liberté de ton que l’on ne trouvait nulle part dans la région. C’était un moyen pour la nouvelle élite qatarie de faire de la publicité pour son pays, de montrer sa différence et de secouer la tutelle saoudienne.
Le sport
Le sport fait rapidement partie intégrante de la marque. Outre l’obtention de la Coupe du Monde de football attribuée en 2010, ou peut citer la Coupe d’Asie en 2008, les Jeux asiatiques en 2010, les Grands prix automobiles, les Mondiaux d’athlétisme en 2019. Mais également le rachat du PSG en 2011, la création la même année des chaînes sportives du groupe beIN Sport Media.
La culture
Idem, la culture est un outil de rayonnement. Le pays a commandé à l’architecte Jean Nouvel le Musée national du Qatar, un bâtiment inspiré par la rose des sables. Le pays entend miser sur l’éducation. Il a créé un gigantesque campus à Education City, en 1998, à quelques kilomètres de la capitale et en plein désert.
Il a attiré dans cette petite enclave huit universités étrangères, parmi les plus prestigieuses du monde, comme HEC Paris. Il y accueille moins de 4 000 étudiants, Qataris, dont les frais d’étude sont pris en charge par l’État. Et les étrangers peuvent solliciter des bourses.
L’objectif est bien de développer une économie de la connaissance. Mais l’efficacité en est limitée. D’une part, par la compétition permanente avec les États-Unis et l’Arabie saoudite, qui tentent la même chose, et d’autre part, par le manque de liberté d’expression qui constitue un carcan.
Bref, le Qatar veut apparaître moderne
C’est l’image de la capitale Doha, entièrement reconstruite. C’est aussi la volonté de se montrer un petit peu plus libéral que ses voisins sur la place des femmes. La seconde épouse du précédent Émir, la Cheikha Moza, a été une grande influenceuse. Elle était engagée sur la question de l’éducation, contribuant par ses multiples voyages à donner l’image d’un Émirat ouvert, engagé. Certes, les femmes peuvent voter et conduire depuis longtemps au Qatar, mais elles demeurent dans la loi soumises à la tutelle de l’homme de leur famille. L’émancipation est limitée.
Dans tout cela, il y a la volonté de rayonner, mais aussi la nécessité de cultiver son attractivité. Rien ne se fait à Doha sans étrangers, et il ne suffit pas d’avoir des ouvriers asiatiques sur les chantiers. Il faut aussi attirer des personnes qualifiées. Et la concurrence est rude avec Abu Dhabi, Dubaï ou Manama (Bahreïn). Mais ce state branding est indéniablement efficace. Par le biais de la chaîne Al-Jazeera, qui a une audience dans tout le monde arabe, le Qatar refonde un discours panarabe et met en avant les facteurs d’unité. Il acquiert une audience nouvelle et des prétentions régionales.
Cela ne va pas sans friction dans un Moyen-Orient en pleine recomposition. Le Qatar ne prétend-il pas jouer au-dessus de sa catégorie ?
Qu’est-ce qui est en jeu aujourd’hui ?
C’est la reconfiguration des rapports de force et des équilibres au Moyen-Orient. Tout cela dans un contexte mondial, où l’influence occidentale est remise en cause avec succès par les Russes et les Chinois. L’influence des anciens colonisateurs européens, la tutelle exercée longtemps par les États-Unis laissent place à un jeu très ouvert, dans lequel le Qatar cherche à jouer. En étant une petite pièce, certes, mais incontournable, car il est porté par sa marque et soutenu par ses amis très nombreux.
Premier constat : les équilibres du Moyen-Orient changent considérablement depuis 10 ans
Tour d’horizon des rapports de force entre les puissances régionales
Les printemps arabes ont affaibli l’Égypte, qui n’était déjà plus la puissance qu’elle était. La Turquie a espéré être un acteur majeur, mais elle demeure toujours en marge du monde arabe. Le Moyen-Orient se recompose autour de la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
D’un côté, un axe/arc chiite structuré autour de l’Iran, composé de l’Irak, la Syrie des Assad, le Hezbollah libanais et les Houthistes du Yémen, auquel s’opposent l’Arabie saoudite et ses alliés. Attention, là aussi, à ne pas tout analyser sous l’angle de l’opposition sunnites/chiites.
Comme le dit Charles Thépaut dans son ouvrage Le Monde arabe en morceaux, il s’agit d’une prophétie autoréalisatrice bien pratique pour les États. La confessionnalisation des conflits permet de resserrer les rangs de la majorité. C’est un outil instrumentalisé dans les deux camps. L’Iran pour compter ses alliés et l’Arabie aime à se poser par contre en protecteur des sunnites. Derrière le discours confessionnel, il y a une rivalité de puissance, avec des enjeux militaires classiques. D’ailleurs, en 2019, les populations en Irak ou au Liban ont clairement manifesté leur volonté de dépasser ces clivages.
Mais la position de l’Iran est fragilisée actuellement par la contestation du pouvoir islamique, depuis la mort de la jeune kurde Mahsa Amini. Quant à l’Arabie, elle est fragilisée par les initiatives malheureuses de son prince héritier Mohammed ben Salmane (au Liban, au Yémen, face au Qatar…).
Le rôle des États-Unis dans la région ne cesse de décliner depuis l’intervention catastrophique en Irak (2003/2011). Et depuis le refus d’Obama en 2013 d’engager son pays plus avant dans la guerre en Syrie, en dépit de l’utilisation des armes chimiques par le régime d’al-Assad. L’accord sur le nucléaire iranien conclu en 2015 a été perçu comme un camouflet par l’Arabie et les États-Unis.
Israël tire son épingle du jeu remarquablement dans ce contexte
Il a réussi au fil des ans à briser le front du refus. Il a toujours entretenu de bonnes relations avec la Turquie, non arabe. Après l’Égypte, en 1978, la Jordanie, après les accords d’Oslo en 1994, il a su nouer des relations diplomatiques avec de nouveaux pays arabes.
Les pays du Golfe lorgnent sur la technologie israélienne. Leurs services de renseignements ont des intérêts communs, contre l’Iran notamment. Israël dialogue avec le Qatar pour lui permettre d’aider le Hamas. En mars 2022, l’État hébreu a signé les accords d’Abraham avec le Maroc, les États-Unis, Bahreïn et le Soudan. Ce qui ouvre la voie à la normalisation des relations entre Israël et quatre nouveaux États arabes. Et ce, sous le parrainage bienveillant des États-Unis.
L’accord est ainsi largement dirigé contre l’Iran, ennemi n° 1 d’Israël. Et tant pis pour les Palestiniens. Pourtant, depuis 2002, la Ligue arabe soutenait que toute normalisation des relations avec Israël devait passer par le retour aux frontières de 1967 et la création d’un État palestinien.
Alors, dans ce Moyen-Orient en recomposition, quelle carte joue le Qatar, pays qui a désapprouvé les accords d’Abraham ?
La diplomatie du Qatar a pour but d’assurer sa sécurité en le rendant très visible et en cultivant de bonnes relations avec des parties adverses. Alors, si petit, si visible… peut-on dire si puissant ?
À partir de 2011, le Qatar sort de la neutralité qu’il affichait
Il se tient en première ligne du combat pour renverser certains dirigeants lors des printemps arabes. Ce qui est en contradiction avec la posture précédente. Il veut aller dans le sens de l’histoire, à l’opposé de l’Arabie saoudite. Et Al-Jazeera est une vraie chambre d’écho pour les manifestations.
Le Qatar a défendu systématiquement les Frères musulmans. Organisation structurée, largement populaire, aisée à soutenir. Le Cheikh Hamid fait l’analyse que l’islamo-conservatisme des Frères musulmans correspond aux aspirations des populations arabes. L’Islam doit être politique, il soutient son insertion dans le jeu institutionnel, comme c’est le cas en Turquie. Il soutient le parti Ennahda en Tunisie, les Frères musulmans en Égypte et reste le plus ferme appui du Hamas, branche palestinienne des Frères musulmans.
En cela, il prend une position complètement à l’opposé de celle de l’Arabie saoudite. Aux yeux de cette dernière, le djihadisme est une entreprise millénariste qui vise à renverser des États comme l’Arabie saoudite. L’Arabie se sert du fondamentalisme (wahhabite) pour légitimer le pouvoir politique de sa dynastie des Séoud, et les Frères musulmans sont pour elle des ennemis mortels.
Le Qatar a soutenu l’intervention occidentale en Libye
Dans la guerre syrienne, il s’oppose à Bachar al-Assad. Il favorise certains changements qui seront propices à sa situation géopolitique. Avant, il n’était rien, désormais, c’est un acteur qui compte dans la région. Le soutien aux Frères est tactique, beaucoup plus qu’idéologique. Son opposition à Bachar al-Assad est étonnante aussi, car il cultive de bonnes relations avec l’Iran. Mais il fait l’analyse que ces bonnes relations survivront. Mais les années passant, son soutien affiché aux Frères conduit à des critiques au sein du monde arabe. Et il est clair que le Qatar n’est pas la Suisse, et Doha n’est pas Genève.
Il y a donc une fracture au sein des États du Golfe, opposant le Qatar à l’Arabie alliée aux Émirats Arabes Unis
Les difficultés finissent par s’accumuler pour le Qatar. Les Frères musulmans perdent le pouvoir en Égypte dès 2013, alors que l’Arabie soutient le Maréchal Sissi. Sa médiation au Yémen échoue. En 2017, l’Arabie saoudite, excédée par son activisme et l’accusant de soutenir des organisations terroristes, décide un blocus du Qatar avec le soutien des Emirats Arabes Unis, de Bahreïn et de l’Égypte.
Le Qatar est isolé. Le port émirati de Jebel Ali lui est fermé. L’Arabie saoudite pose 13 conditions pour lever le blocus, dont la fin de la base militaire turque dans le pays et la mise au pas d’Al-Jazeera. C’est un coup dur pour l’Émir Al Thani, mais celui-ci réagit. Il reprend ses relations diplomatiques avec l’Iran et obtient l’autorisation de survoler son territoire. Il réoriente ses flux commerciaux, en s’appuyant sur la Turquie, pays avec lequel il a de bonnes relations. Il fait venir à grand prix Neymar au PSG. Un bon coup de com’ et un pied de nez à ses adversaires.
Le blocus échoue et en 2020, cet embargo est levé et une réconciliation, toute de façade, se met en place. Dans le même temps, il est un médiateur indispensable entre Américains et Talibans. Depuis 2013, ces derniers ont un bureau de représentation à Doha. Et c’est là qu’un accord intervient en 2020, actant le départ programmé des soldats US.
Alors, que veut le Qatar ? Prétend-il vraiment à la puissance ?
Le pays cherche d’abord la défense de ses intérêts, ce qui est le propre de tous les États. Il fait preuve d’un bel opportunisme économique. Ses exportations de gaz liquéfié, alternative au gaz russe pour les Européens, devraient dépasser 100 milliards de dollars en 2022. La Coupe du Monde de football doit consacrer un soft power restauré, les velléités de boycott restant marginales.
Que veut être le Qatar ? Un pont entre l’Occident et l’Orient ?
L’ancien ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves le Drian, qui a effectué 24 déplacements au Qatar en 10 ans, le voyait comme tel. Biden, qui en parle comme d’un allié de l’OTAN, de même. Mais le Qatar ne joue-t-il pas parfois un double jeu ? Sa neutralité est à géométrie variable et il fut accusé parfois de soutenir des groupes sunnites radicaux, comme le MUJAO en Afrique de l’Ouest. Autrement dit de financer des groupes islamistes radicaux pour mieux proposer ensuite sa médiation.
De plus, régionalement, le pays est en rivalité directe avec les États-Unis et l’Arabie saoudite, qui préparent l’après-pétrole, avec les mêmes recettes économiques (voir les plans visions 2030). La rivalité Doha/Dubaï est ainsi manifeste. Doha copie les recettes qui ont fait de Dubaï un hub clé de la mondialisation. Les Émirats s’essaient à la diplomatie. Mohammed ben Zayed a récemment proposé son aide dans le conflit Russie/Ukraine.
Toutes ces puissances sentent le grand mouvement de désoccidentalisation des relations internationales et savent que les recompositions au Moyen-Orient ne sont pas terminées. Pour autant, et en dépit de son coffre-fort bien rempli, les fondamentaux géopolitiques ont la vie dure et les 400 000 Qataris ne peuvent prétendre être une puissance structurante de l’ordre mondial. Mais ils ont les moyens d’une politique d’influence, qui n’a pas fini de montrer ses développements, même si elle n’est pas exempte de bien des contradictions.