Brésil

Cet article va s’intéresser au Brésil, où vient de se dérouler une élection présidentielle (mais également législative, sénatoriale et locale). Les enjeux de cette élection sont particulièrement importants pour le pays, l’Amérique latine et le monde.

La campagne électorale fut âpre, violente et longue. Elle a conduit à une polarisation inédite du corps électoral. La victoire de Lula fut étroite et remarquable, car elle signifie le retour au pouvoir d’un mythe politique. Mais elle est aussi le premier échec d’un président en poste à se faire réélire. La route qui s’ouvre est difficile pour Lula et le Brésil.

Cet article va mettre cela en perspective et s’interroger sur les difficultés d’un pays, promis depuis bien longtemps à un avenir prometteur, mais qui semble incapable de concrétiser ces promesses. Une énigme brésilienne.

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Le Brésil, pays d’avenir ?

On a attribué, sans certitude, au Général de Gaulle la formule : « Le Brésil, pays d’avenir et qui le restera longtemps ! » En réalité, il semble que la formule soit de Clemenceau, qui séjourna au Brésil en 1911. Nombreux sont ceux qui ont loué le potentiel et les richesses du pays. Stefan Zweig, l’écrivain autrichien qui se réfugia au Brésil en 1940, désespéré par les progrès du nazisme en Europe, publia en 1941 Le Brésil, terre d’avenir. Dans cet ouvrage, il dresse un tableau plutôt idyllique de ce pays qui l’accueillit (et où il choisit de mettre fin à ses jours en 1942).

Son immensité, les ressources naturelles aussi vastes que variées, la dynamique de sa population, tout concourait au XXᵉ siècle pour laisser à penser que le pays serait une des grandes puissances mondiales. En 1945, il fut même envisagé dans des discussions diplomatiques entre Américains et Brésiliens la possibilité d’un sixième siège permanent pour le pays au Conseil de sécurité. Projet ensuite abandonné.

Le Brésil ne cesse pas d’être prometteur

Comme si cette boutade, qui en ferait un pays éternellement d’avenir, prenait corps. Pourtant, au début du XXIᵉ siècle, l’élection de Lula semblait avoir changé la donne. C’est toute l’Amérique latine d’ailleurs qui entrait dans une nouvelle dynamique portée par l’envolée des cours des matières premières. « Le Brésil ne restera pas à l’écart du XXIᵉ siècle comme ce fut le cas au XXᵉ siècle », promettait le nouveau président en 2003.

Le pays était l’une des grandes puissances émergentes, membre du cercle des BRICS, septième puissance économique mondiale en 2011. Le géographe Hervé Théry, un des meilleurs connaisseurs français du pays, publiait en 2014 Le Brésil, pays émergé. Une manière d’insister sur les progrès réalisés. Mais les promesses de ce début de siècle ne résistèrent pas à la décennie suivante. Depuis 10 ans, les crises s’accumulent. Crise des institutions, récession économique, pauvreté croissante, pandémie mal gérée, disparition de la scène diplomatique internationale.

Une fois de plus, le Brésil déçoit, l’émergence semble en échec. Pourquoi un pays si prometteur, peuplé, disposant de ressources considérables, ne s’en sort pas mieux ? Est-il condamné à être un pays d’avenir ?

Les 2 et 30 octobre se sont tenues les élections au Brésil

Tous les quatre ans, il s’agit de renouveler le Président, mais également la Chambre des députés, une partie des Sénateurs et les autorités locales. Notamment les gouverneurs, alors que le Brésil est un État fédéral, laissant des attributions très importantes à chacun des États qui le composent.

Le nom officiel du pays est d’ailleurs République fédérative du Brésil. Ces élections ont lieu de manière électronique, signe d’une modernité indéniable. Elles sont jugées sûres par tous les observateurs, quoi qu’ait pu en dire Bolsonaro.

Avant le vote, la Cour suprême, les médias, comme les milieux judiciaires et universitaires, ont rappelé leur attachement à la démocratie et au respect du résultat du scrutin. Le vote est obligatoire. L’abstention, exposant à une amende, est faible et surtout observable chez les populations les plus pauvres qui, de toute manière, n’ont pas les moyens de la payer.

La campagne électorale a été remarquable pour trois raisons.

L’extrême polarisation des débats entre les deux principaux candidats

Lula et Bolsonaro. L’un à la tête d’une vaste coalition allant de la gauche au centre-droit. L’autre ayant derrière lui un bloc de 30 % à 40 % d’électeurs bolsonaristes, allant de la droite à l’extrême droite. Tous deux réunis par le triptyque Dieu, Patrie et Famille. Face à eux, une troisième voie n’a pas pu émerger. Les neuf autres candidats réalisant des scores entre 4, 2 % et souvent moins de 1 %.

L’extrême climat de violence de la campagne au Brésil

Le plus significatif est le fait que 70 % des Brésiliens avouaient ne pas oser affirmer leur choix politique par peur des violences. Le climat de violence s’exprime aussi par les insultes, les diatribes de Bolsonaro. Ce dernier, lors des débats, n’hésita pas à qualifier Lula de candidat du mal qui veut revenir sur la scène de crime, de menteur, ancien détenu, traître de la patrie.

La campagne est marquée par la multiplication des infox/fake news. Celle qui revient le plus étant la volonté attribuée à Lula de fermer toutes les églises évangéliques. La campagne n’aborda pas les sujets de fond, et les polémiques et les attaques furent incessantes dans les deux camps.

L’absence de programme de la part des deux protagonistes

Bolsanaro aime à conclure tous ses discours par le slogan : « Le Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous. » Ce slogan ne vient pas de nulle part. Il s’agit de la devise de la brigade d’infanterie des parachutistes, une devise venue au plus fort de la dictature militaire. Cette référence ne fait pas un programme. Ses valeurs cardinales seraient Dieu, la patrie, la famille et la liberté.

Autrement dit, il entend s’appuyer sur les 30 % d’évangélistes que compte le Brésil, sur la nostalgie de la période de la dictature et donc sur les militaires nombreux au gouvernement (30 % du personnel de l’exécutif), enfin sur les valeurs les plus conservatrices (anti-LGBT+, antiavortement…).

La liberté qu’il revendique implique le moins d’États possible, dans l’économie mais aussi en Amazonie. On trouve ses électeurs les plus fidèles dans le noyau Bible, Beef (agrobusiness), Balls (il a assoupli la détention des armes à feu). Pour élargir cette base, il a mené dans les trois derniers mois une politique très coûteuse pour augmenter les minima sociaux, baisser le prix de l’essence, les impôts. Une véritable opération d’achat de voix jamais vue de cette ampleur.

Mais Lula, à la tête d’une vaste coalition de neuf partis politiques, n’était pas plus porteur d’un projet clair et précis. Son thème favori était le retour aux jours heureux, où il était président entre 2003 et 2011. Il a choisi comme vice-président Geraldo Alckmin, conservateur, à même de rassurer les milieux économiques et religieux. Mais hormis la volonté de changer de politique en Amazonie et de faire revenir le Brésil sur la scène internationale, ses intentions ne sont pas précises.

Le résultat du premier tour au Brésil a été sidérant

Contrairement aux sondages qui donnaient 15 points d’avance à Lula, le score fut serré. Cinq points séparèrent seulement les deux hommes et surtout, les bolsonaristes ont fait une percée remarquée au Sénat comme à la Chambre des députés, où le parti libéral de Bolsonaro est la première force politique.

La victoire de Lula le 30 octobre est indéniablement historique

La défaite de Bolsonaro découle de son mandat. Sa désinvolture vis-à-vis de la pandémie (près de 700 000 morts), sa misogynie crasse, son mépris des plus pauvres en dépit de gestes tardifs, lui ont aliéné des pans de l’électorat.

La croissance économique est modeste, inférieure à la moyenne sud-américaine. Le Brésil est devenu invisible ou pire, ridicule sur la scène internationale. Ce que les militaires n’oublient pas. On se souvient de Bolsonaro à Londres pour les obsèques de la Reine, tenant un quasi-meeting devant l’Ambassade au grand dam des passants anglais.

Il a même perdu le soutien des milieux financiers par son imprévisibilité et sa gestion hasardeuse des finances publiques. Néanmoins, avec un tel bilan, il a rassemblé sur son nom près de 49 % des électeurs et deux millions de voix seulement le séparent de Lula. C’est dire que le bolsonarisme est solidement ancré dans le pays. Il est la première force politique au parlement. C’est dire aussi que l’hostilité au Parti des travailleurs est grande dans une partie de l’électorat. Les bolsonaristes voient le Parti des travailleurs comme un parti corrompu, de voleurs. Ils prédisent que le Brésil sera un nouveau Venezuela. Bref, le pays est fracturé comme jamais.

Alors, la victoire de Lula peut-elle être le retour aux jours heureux ? Bolsonaro écarté, le Brésil fera-t-il de son avenir son présent ? Ou n’est-ce pas si simple ?

Le Brésil, un territoire aux nombreuses ressources

C’est un pays exceptionnel à plus d’un titre. Par sa taille, avec 8,5 millions de km² (soit deux fois l’Union européenne), il est au cinquième rang mondial, et à lui tout seul, il représente la moitié de l’Amérique du Sud. La présence de la forêt amazonienne, qui recouvre plus de trois millions de km² de son territoire, explique que l’on trouve là un des rares fronts pionniers existant sur la planète. C’est-à-dire une terre de défrichement, de mise en valeur.

On identifie à tort Brésil et forêt amazonienne. Celle-ci est présente sur neuf États, dont la Guyane française, et s’étend sur 6,7 millions de km². Attention à bien comprendre que l’Amazonie est une région administrative au Brésil, beaucoup plus étendue que la région forestière à proprement parler. Sous Bolsonaro, cette région a connu un niveau de déforestation jamais atteint depuis une décennie. 1,5 million d’hectares de forêt ont disparu au premier semestre 2021.

Le Brésil est riche de ressources naturelles

L’un de ses États se nomme le Minas Gerais, que l’on peut traduire par mines générales ou mines communes. C’est dire que depuis longtemps, il est le pays des prospecteurs, des chercheurs d’or et de pierres précieuses. Il possède les premières ressources mondiales en minerai de fer, mais également en titane, bauxite, etc., presque tout sauf cuivre et nickel. Tout cela exploité notamment par la firme Vale, un des géants du secteur au niveau mondial.

La découverte d’un important gisement de pétrole au début de ce siècle, au large de Sao Paulo, en fait un pays exportateur de pétrole. Mais le pays se singularise aussi par le poids des énergies renouvelables (45 % de son mix énergétique), grâce aux barrages hydroélectriques et à l’éthanol de canne à sucre qui alimente le parc automobile. Et pour boucler le tout, il est l’un des pays les mieux dotés au monde en terres cultivables, arables, avec notamment la mise en culture accélérée depuis trois ou quatre décennies des terres de savane (Le Cerrado) du Mato Grosso : des millions d’hectares mis en culture pour le soja.

À pays exceptionnel, capitale nouvelle. Brasilia a été pensée et créée dans les années 1950. Elle est la capitale politique du Brésil, délibérément choisie à l’ouest du pays, pour rééquilibrer un pays dominé par le Sudeste et les villes de Rio et de Sao Paulo.

215 millions de Brésiliens

Le pays compte près de 215 millions d’habitants. Cette population, par de nombreux traits, est proche des pays développés. Elle est urbanisée à plus de 85 %. La transition démographique est terminée depuis longtemps et la fécondité est à 1,7 enfant par femme. Mais la population est plus jeune qu’en Europe et le pays devrait compter 230 millions d’habitants en 2050.

L’un des problèmes de santé publique est l’obésité, qui frappe 1/3 de la population, soit deux fois plus qu’il y a 20 ans. Le bilan de la pandémie a été très lourd (700 000 victimes), le Président niant le problème.

Spécifique d’une économie en développement, 40 % de la population travaille dans le secteur informel, au noir, sans droits. 33 millions de personnes sont aujourd’hui en situation de précarité alimentaire (14 millions, il y a deux ans). Cette faim cachée se concrétise par l’incapacité de se procurer une alimentation adaptée. Ces Brésiliens dépendent des paniers d’aide alimentaire. Ils se contentent surtout de féculents et de produits agroalimentaires bas de gamme. L’obésité est une des formes de cette malnutrition.

Enfin, le Brésil se targue d’être une nation arc-en-ciel. Il est vrai qu’il n’y a pas de groupes majoritaires. Environ 44 % de Blancs, 56 % de Métis et de Noirs. Les Indiens, autochtones, sont autour de 700 000, soit 0,3 ou 0,4 % de la population. Le niveau social demeure rigoureusement indexé sur la couleur de la peau et les populations noires sont en bas de l’échelle sociale avec les Indiens.

Cette société demeure profondément inégalitaire. L’indice de Gini en 2020 pour le Brésil est de 52, contre moins de 30 en France. Entre les 10 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches, l’écart de revenus est de 1 à 50 (1 à 9 en France).

Les deux personnages centraux de l’année 2022

Lula, un homme politique au destin incroyablement romanesque, qui utilisa d’ailleurs son histoire personnelle en permanence dans sa campagne. C’est en effet un battant hors du commun. Et comme Bolsonaro se plaisait à le souligner, un homme qui connut deux fois la prison.

Luiz Inácio Lula da Silva

Il est né en 1945 dans une famille pauvre du Pernambouc, un État du Nordeste brésilien. Arrivé avec sa mère et ses sept frères et sœurs à Sao Paulo, il commence à travailler dans la rue à 10 ans de petits boulots. Puis, il devient ouvrier métallurgiste et perd un doigt dans un accident du travail.

Dans les années 1960, il commence une carrière de syndicaliste. En 1975, il est président du syndicat de la métallurgie, à 30 ans. Ce qui lui vaut, sous la dictature militaire, d’être emprisonné à plusieurs reprises brièvement. À 35 ans, il passe à la politique et fonde le Parti des travailleurs, un parti socialiste et d’inspiration marxiste.

Les militaires quittent le pouvoir en 1985 et Lula, devenu député, est candidat à la présidentielle en 1989, 1994, 1998 et est finalement élu fin 2002. C’est le premier président de gauche du Brésil. Il gouverne de 2003 à 2011 et quitte le pouvoir (pas plus de deux mandats de suite selon la Constitution) avec une popularité exceptionnelle.

Il surmonte un cancer et participe au gouvernement de Rousseff. Mais il est rattrapé par la justice, qui lui reproche des faits de corruption (avoir favorisé des contrats à Petrobras en échange notamment d’un luxueux appartement). Il est condamné finalement à 12 ans de prison en 2018, à 73 ans, et incarcéré. Ce qui le rend inéligible pour l’élection présidentielle remportée par Bolsonaro.

Le Juge Moro, qui a mené l’enquête contre Lula, devient ministre de la Justice de Bolsonaro. Après près deux ans de prison, il est libéré. Les procédures menées contre lui étant jugées illégales, sa condamnation est finalement annulée en 2021. À 76 ans, il est victorieux de l’élection présidentielle, avec des défis considérables devant lui.

Jair Bolsonaro

Il a 67 ans. C’est un militaire de carrière et lui qui voulait se présenter comme hors du système en était plutôt l’incarnation. Capitaine en conflit avec sa hiérarchie, il commença à 35 ans une carrière de député. Il fut député pendant 28 ans pour des partis de la droite conservatrice, se faisant surtout connaître pour sa défense à la Chambre des intérêts des militaires.

Ses propos polémiques, volontiers sexistes, racistes et homophobes, le classent à l’extrême droite. Le soutien de l’armée lui permet de rassembler des soutiens à droite et d’être élu en 2018 avec 55 % des voix. Il se présente comme un candidat antisystème, en s’appuyant sur les évangélistes et, victime d’un attentat, en ne faisant pas campagne. Malgré son sombre bilan, il surprend en rassemblant 43 %, puis 49 % des voix lors des élections.

Le 1er novembre, il promet qu’il respectera la Constitution. Ce qui laisse présager une transition démocratique, alors que ses partisans sont pour certains convaincus que l’élection était truquée. Son score laisse ouvert son avenir politique, ou celui d’un de ses quatre fils.

Lula veut donc faire revenir les jours heureux. Peut-on simplement rembobiner le fil de l’histoire ? Qu’est-ce qui n’a pas marché ? Bolsonaro n’est pas la cause, il n’est que la traduction des difficultés que le pays traversait en 2018 depuis alors déjà au moins cinq ans. L’émergence du Brésil était-elle donc un mythe ?

Le Brésil est un pays singulier à plus d’un titre en Amérique latine, cela est dû à son histoire

D’abord, la naissance de l’État

Il est singulier parce que lusophone, dans une Amérique latine dominée par les Espagnols qui mettent la main sur les deux Empires riches et peuplés : l’Empire aztèque et l’Empire inca.

Colomb avait débarqué aux Bahamas, et les Espagnols qui suivirent s’installèrent d’abord en Amérique centrale. En 1494, le traité de Tordesillas, négocié entre Espagnols et Portugais, établit un partage du monde. Ce dernier réservait aux Espagnols toutes les terres découvertes à l’ouest d’un méridien passant par l’estuaire actuel de l’Amazone environ.

Amerigo Vespucci (qui donna son nom au continent) fit partie des premières expéditions qui longèrent les côtes de l’actuel Brésil, à la recherche d’un passage vers la route des Indes. Des territoires vides, des forêts, quelques tribus démunies de tout ne méritaient guère que l’on s’en préoccupe. Les Portugais s’intéressaient dans cette quête universelle de la route des Indes à la route de l’est, via le Cap de Bonne-Espérance. Et Vasco de Gama, parti en 1498, atteignait enfin les Indes à Calicut.

En 1500, une seconde et puissante expédition se monte, dirigée par Cabral, pour y retourner. Allant chercher les grands vents de l’hémisphère sud, cette expédition fait d’abord cap au sud-ouest. En avril, elle touche la terre du Brésil. Elle n’y reste que huit jours, reprenant la route de l’Inde. Cabral renvoie alors un navire annoncer au roi du Portugal la découverte d’une terre dont il a pris possession et qu’il nomme Brésil. Et ce, car le seul attrait de la côte est un bois de teinture rouge comme la braise.

Le Brésil est portugais, dans une Amérique latine hispanophone, c’est sa première singularité.

Cet État est le plus vaste, et de très loin, de toute l’Amérique latine. Pourquoi ?

En 1500, les Portugais n’étaient qu’un million d’habitants, pas de quoi coloniser un territoire vaste, inconnu et quasi vide d’hommes. Au XVIᵉ siècle, ils s’implantent surtout au Nordeste. Un premier gouverneur s’installe à Bahia (première capitale), où l’exploitation de la canne à sucre va se développer en déportant une main-d’œuvre noire d’Afrique.

Les frontières de cette colonie portugaise ne se fixent que lentement au cours des siècles suivants, et sans respecter le « partage de Tordesillas ». Les frontières du Brésil sont à l’ouest, en pleine forêt amazonienne, et des expéditions militaires légères y créent des forts pour y marquer la tutelle du Brésil.

Lorsque l’heure des indépendances arrive, au début du XIXᵉ siècle, les colonies espagnoles, en dépit du rêve de Bolivar, vont se morceler du fait des divergences entre les élites créoles. Mais le Brésil connaît un destin différent. Devant l’avancée des troupes napoléoniennes, le gouvernement portugais s’exila à Rio, où il demeure de 1807 à 1821. Le roi finit par rentrer en Europe mais, en 1822, l’héritier du trône, resté au Brésil, proclame l’indépendance du pays et devient Empereur du Brésil.

L’unité du pays est préservée par la présence du souverain (le fédéralisme ménage les particularismes). C’est cette monarchie qui abolit tardivement l’esclavage au Brésil en 1888, provoquant la colère des grands propriétaires qui renversent l’Empire et instaurent la République du Brésil, dont la devise est « Ordre et Progrès ».

Cette République naissante est surnommée « Café au lait » jusqu’aux années trente

Il faut comprendre qu’elle est alors dominée par les planteurs de café et les éleveurs bovins du Minas Gerais. Elle a une histoire spécifique, mais un point commun avec les colonies espagnoles. Celui de voir le pouvoir politique, économique, financier finalement dans les mêmes mains. Celles des très grands propriétaires fonciers pour lesquels travaillent des masses d’ouvriers agricoles et de paysans sans terre, dans des logiques extensives. Confronté à l’abondance inhumaine de l’espace (Braudel), le Brésil a été très inégalement mis en valeur, comme un archipel, au gré des productions à la mode : sucre, café, cacao, hévéa, viande…

Alors que l’Amérique du Nord, indépendante juste un peu plus tôt, s’industrialise à marche forcée, le Brésil, comme l’Amérique latine, reste un pays rentier où les schémas coloniaux sont intacts. Ces derniers dominés économiquement par les Anglais et bientôt les Américains du Nord qui viennent y vendre leurs produits manufacturés.

La Première Guerre mondiale interrompt les liaisons commerciales, va-t-elle permettre l’émancipation et la croissance ?

Elle favorise un début d’industrialisation. Ford et General Motors installent des ateliers de montage à Sao Paulo par exemple. Mais la crise des années trente interrompt brutalement cette évolution et le Brésil, qui se tournait vers le marché étatsunien, souffre de la baisse de la demande.

Dans ce contexte, pas étonnant que Zweig voie toujours dans ce pays, un pays d’avenir, prometteur et à construire. Ces espoirs sont portés par le président Getúlio Vargas, qui dirige le pays de 1930 à 1954, ou par le président Kubitschek jusqu’en 1961. Ils portent un projet développementaliste, autocentré, voulant moderniser le pays en l’industrialisant même si plus de la moitié de la population est encore paysanne.

C’est ainsi que le Brésil se dote de la première grande usine sidérurgique d’Amérique latine en 1943. Brasilia est inaugurée en 1960, et on commence à construire une route transamazonienne, qui doit permettre de donner des terres aux hommes sans terre.

Les militaires, qui prennent le pouvoir de 1964 à 1985, veillent à limiter tout risque communiste. Ils ouvrent l’économie aux intérêts étrangers, nord-américains. Le Brésil est plus que jamais un pays prometteur d’avenir. Les capitaux arrivent, et on le range dans la catégorie des nouveaux pays industrialisés. Pour autant, le Brésil s’engage-t-il dans la voie du développement, apportant à ses habitants une amélioration de leur niveau de vie ?

La fin du XXᵉ siècle illustre le désenchantement et les désillusions

Le Brésil subit là le lot commun des autres pays d’Amérique latine, comme l’Argentine ou le Mexique. Ces pays sont piégés par les remontées des taux d’intérêt aux États-Unis au début des années 1980. Ils sont en défaut de paiement (crise de la dette en 1982), doivent accepter la tutelle du FMI, moyennant des exigences d’ouverture et de libéralisation.

La décennie 1980 est perdue pour le développement, mais les militaires préfèrent quitter le pouvoir et la démocratie revient. Avec une situation économique calamiteuse et une hyperinflation à 1 800 % par exemple pour l’année 1989 au Brésil.

La fin du XXᵉ siècle est ainsi une période de lent rétablissement. La démocratie s’installe, l’hyperinflation est maîtrisée par le président Cardoso, le pays s’insère dans l’économie mondiale. Et en 2001, il fait partie des quatre grands pays émergents prometteurs, identifiés par Goldman Sachs, qui créent l’acronyme BRIC.

Lula arrive dans une excellente conjoncture en 2003

La croissance brésilienne est portée par la hausse des cours des matières premières, du fait de la demande chinoise et la découverte d’importants gisements de pétrole. Lula mène une politique favorable aux milieux d’affaires, mais également protectrice des plus pauvres et de l’environnement. Enfin, il remet le Brésil sur la scène internationale, réactive les liens avec les pays lusophones et dynamise les formes d’intégration en Amérique latine. Son charisme permet au pays d’obtenir une incontestable reconnaissance internationale (Jeux olympiques de 2016, Coupe du Monde de football en 2014).

Bref, on pouvait croire qu’enfin, le Brésil allait concrétiser les rêves placés en lui, mais la décennie écoulée est celle des crises et une fois de plus, le Brésil déçoit, englué dans des difficultés nombreuses. De quoi souffre donc le Brésil ? Lula va devoir sûrement affronter le plus difficile mandat de sa longue carrière.

Quels sont les enjeux et perspectives géopolitiques désormais ?

Depuis 10 ans, le Brésil connaît un ralentissement économique brutal, qui a exacerbé les tensions sociales et politiques. Il n’est pas touché directement par la crise des subprimes. Mais, à partir de 2012, il subit l’impact de la faiblesse de la demande mondiale, la chute des cours des matières premières, la pandémie. Les difficultés s’additionnent et l’économie est peu dynamique.

Pourquoi est-ce si dur pour le Brésil de surmonter de telles difficultés ? Quels sont les maux qui bloquent l’émergence du pays ?

Un problème de gouvernance : entre dysfonctionnements institutionnels et faiblesse des projets politiques

Le paysage politique est changeant et éclaté

Il y avait une trentaine de partis politiques dans le précédent Parlement, il y a « seulement » 15 formations dans le nouveau Parlement. 36 % des sièges pour Bolsonaro et ses alliés, 21 % pour le Parti des travailleurs et ses alliés. C’est dire que tout gouvernement doit négocier le soutien des députés. Mais beaucoup ne votent pas selon des logiques de parti. Ils négocient leurs votes, en fonction d’avantages pour eux et leur circonscription.

Bref, pas de coalition stable, pas de vie politique démocratique, de débats de fond dans ces conditions. La vie politique est toujours marquée par le clientélisme. Dans ce cadre, la corruption est une plaie. Or, la lutte contre la corruption n’a pas été efficace, elle a été dévoyée. Et le juge Moro, devenu très populaire en lançant la grande opération Lava Jato (lavage express), a été discrédité en ayant agi à charge contre Lula et le Parti des travailleurs surtout, en bafouant les droits des accusés et en se ralliant à Bolsonaro. Il faut ajouter à cela que les ¾ des députés sont blancs, quand ce groupe rassemble moins de 45 % de la population.

Le bolsonarisme traduit un renouveau de la droite brésilienne

Bolsonaro est un populiste, à l’image d’un Trump, avec des traits communs : nationalisme, critique des institutions, discours transgressifs et virilistes, autoritarisme assumé, diffusion de fake news permanente. L’originalité est que Bolsonaro ne se situe pas dans la tradition du populisme latino-américain tel qu’on l’observe dans les années 1940/1960. Années marquées par un nationalisme, mais aussi par l’affirmation de la défense des travailleurs et des préoccupations sociales.

Le populisme de Bolsonaro est ultranationaliste, ultralibéral et conservateur sur les questions de société. Peut-il être dangereux pour la démocratie brésilienne ? Il a enfreint à plusieurs reprises la Constitution, notamment en participant à des manifestations contre la Cour suprême. Dilma Rousseff avait été démise de ses fonctions pour moins que cela.

Mais Bolsonaro a finalement acté sa défaite (à défaut de reconnaître la victoire de Lula) et a déclaré devant le Tribunal suprême fédéral, cette Cour suprême garante de la Constitution qu’il avait tellement critiquée : « C’est fini. » Les bolsonaristes les plus acharnés veulent croire le contraire, mais le pays aspire à un retour à la paix sociale, même dans les États (14 sur 27) tenus par des gouverneurs de son camp.

Lula aura néanmoins bien du travail pour apaiser le pays et rassembler les Brésiliens.

Le Brésil s’est « mal développé » et les maux qui l’expliquent ne sont pas combattus

Le Brésil n’a pas su sortir d’une économie rentière

Au contraire, sous l’impact de la forte demande chinoise, le pays a connu une reprimarisation de son économie. C’est-à-dire que les matières premières ont vu leur importance croître dans l’économie. Elles représentent près des 2/3 des exportations, le soja à lui seul 12 %.

De ce fait, le pays est fortement dépendant de l’évolution des cours mondiaux et la chute des cours des matières provoque en 2015 et 2016 la plus importante récession pour le pays depuis 30 ans. Sur la période 2014-2019, le PIB décroît. Finalement, le problème du Brésil est qu’il a connu une désindustrialisation du pays avant même que celui-ci ne soit industrialisé, avec une augmentation de produits manufacturés chinois importés.

Le pays n’a pas su, contrairement à la Chine, profiter de l’ouverture pour s’industrialiser. Pourquoi ?

Des faiblesses structurelles empêchent une accélération de la croissance

Ces faiblesses sont une insuffisance des infrastructures (réseaux de transport, d’énergie). Le pays connaît un faible niveau d’éducation, une faible productivité de la main-d’œuvre et une R&D insuffisante. Sa monnaie est fragile et ses taux d’intérêt sont hauts pour la garantir.

Les inégalités sont un frein considérable au développement

Elles empêchent la constitution d’un marché intérieur porteur, maintiennent un fort secteur informel et bloquent la mobilité sociale. Les chercheurs n’hésitent pas à parler d’un racisme structurel qui constitue l’une des matrices des inégalités. Celles-ci découlent de la hiérarchie sociale héritée de la période coloniale et profondément imprégnée par l’idée de la pureté de sang et qui classait les individus de manière précise en fonction du degré de métissage.

Les inégalités qui avaient reculé sous Lula augmentent à nouveau.

L’État brésilien continue d’agir comme si ses richesses étaient infinies

L’environnement souffre, les défrichements se sont accentués sous Bolsonaro. La forêt amazonienne a atteint un point de bascule, elle rejette depuis 2021 plus de CO² qu’elle n’en absorbe. Ce n’est plus le poumon vert de la planète, le climat du pays change. Et si rien ne change, la savane remplacera la forêt équatoriale dans quelques années.

Les zones déforestées profitent au cheptel bovin (autant de bovins que d’habitants) et au soja OGM destiné à les nourrir. L’agrobusiness est plus puissant que jamais et avait réussi à faire reculer dès 2012 les mesures prises sous Lula pour protéger la forêt.

Une violence endémique gangrène la société

C’est un problème majeur, trop occulté. Le Think Tank allemand Heidelberg Institute, qui étudie les conflits dans le monde, parle de situation de guerre pour le Brésil. L’influence des cartels de la drogue est considérable et la violence est multiforme dans la société. Le taux d’homicides au Brésil était en 2017 de 32 pour 100 000 habitants.

Le chiffre est en Europe, selon les pays, entre 1 et 2 pour 100 000 habitants. Sur la décennie 2007-2017, on recense 618 000 homicides au Brésil. Ce qui fait dire à Hervé Théry que le « Brésil est de fait l’un des pays les plus violents au monde avec des taux d’homicides plus élevés que dans bien des pays en guerre, dont la Syrie ».

Une violence des cartels à laquelle répond la violence de la police. Une violence de la vie quotidienne, où des conflits de voisinage se règlent à coups de fusil. Des assassinats ciblés, notamment de défenseurs de l’environnement. C’est une réalité tragique.

C’est un climat qui paralyse le pays, mais cette violence n’est pas encore au premier rang des préoccupations des dirigeants… Bolsonaro a libéralisé les ventes d’armes. Le nombre de permis de port d’arme délivrés sous sa présidence a été multiplié par six. Et la polarisation croissante de la société ne laisse pas penser que la violence va reculer.

Conclusion : Lula qui prend ses fonctions le 1er janvier va affronter une situation intérieure très difficile, un vrai handicap pour restaurer l’influence du Brésil dans le monde.

La dette publique représente près de 90 % du PIB. L’extrême pauvreté touche près de 10 % de la population en 2020. La faiblesse de l’État est d’abord celle de ses revenus. Cela s’explique par le poids du secteur informel (qui échappe à l’impôt, 40 % des travailleurs, situation classique en Amérique latine), mais aussi par la faiblesse des impôts prélevés par l’État.

La croissance est faible (2,8 % en 2022, 1 % en 2023, selon les dernières projections du FMI), le chômage relativement élevé et l’inflation à peu près maîtrisée, mais la dette publique inquiète. Comment financer des politiques redistributives pour lutter contre la pauvreté ?

Bref, Lula a devant lui de grands défis et des marges de manœuvre limitées. Entre instabilité financière, forte opposition au Parlement, ultrapolarisation de la société, réussir à apaiser la société et donner au Brésil une espérance, un avenir, sera une tâche titanesque.

Le Brésil reviendra-t-il dans ces conditions dans le jeu des puissances ?

Certes, le Brésil est le seul acteur de taille internationale en Amérique du Sud. Seul le Mexique en Amérique centrale peut un peu rivaliser. Il représente 1/3 du PIB de l’Amérique latine, (25 % pour le Mexique). Il se veut souvent le chef de file de ses voisins, mais les structures d’intégration régionale comme l’UNASUR sont aujourd’hui en panne.

Les réactions internationales à l’élection montrent un incontestable soulagement. Après l’imprévisible Bolsonaro, l’expérience de Lula rassure. Avec lui, le Brésil est à l’unisson d’un continent sud-américain où les formations de gauche ont obtenu des succès de la Colombie au Chili, en passant par le Pérou. Et alors que la COP27 sur le Climat se tient en Égypte, ses promesses de réguler la déforestation amazonienne envoient un petit souffle d’optimisme.

Mais la tâche de Lula est immense à l’intérieur, avant qu’il puisse retrouver une politique d’influence.

Voilà, il y aurait beaucoup encore à dire sur ce pays si riche, et je te renvoie notamment aux travaux de Hervé Théry sur ce pays. Le livre de Kevin Parthenay, Crises en Amérique latine, permet utilement de contextualiser cette histoire, car il y a bien entre tous ces pays des rythmes proches et des évolutions communes.