Major Prépa > Ressource > Podcast > La démographie mondiale : le temps des déséquilibres ?

Le 15 novembre 2022, la population mondiale a atteint huit milliards. Il aura fallu seulement 11 ans pour peupler la planète d’un milliard d’habitants supplémentaires. Ce constat a de quoi affoler, d’où l’expression de craintes face à cette bombe démographique qui menacerait la Terre d’un surpeuplement dramatique. Mais, dans le même temps, du Japon à la Bulgarie, s’exprime l’angoisse de pays qui se dépeuplent et appellent à un sursaut nataliste de leur population.
Quels sont donc les enjeux ? Cet article te propose aujourd’hui de t’interroger sur les implications géopolitiques des évolutions de la population mondiale. En effet, non seulement elles créent de nouveaux rapports de force, mais aussi de nouvelles sources de tensions.
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Lévi-Strauss et sa vision pessimiste de l’évolution de la population
L’anthropologue Claude Lévi-Strauss, décédé en 2009, déclarait en 2005 : « La question qui domine véritablement ma pensée depuis longtemps, et de plus en plus, c’est que, quand je suis né, il y avait un milliard et demi d’habitants sur la Terre. Quand je suis entré dans la vie active, il y en avait deux milliards, et maintenant il y en a six milliards. Et il y en aura huit à neuf dans quelques années. Eh bien, à mes yeux, c’est ça le problème fondamental de l’avenir de l’humanité, et je ne peux pas, personnellement, avoir d’espoir pour un monde trop plein. »
Faut-il partager ce pessimisme ? Il y a d’emblée deux manières d’appréhender l’évolution démographique. Soit on prend en compte l’évolution en valeur absolue et, effectivement, le milliard d’humains supplémentaires en 11 ans inquiète. Soit on regarde la croissance relative et on constate une décélération remarquable. Elle était au plus fort dans les années 1960 (plus de 2 % par an), mais ce taux ne cesse de diminuer depuis, pour atteindre 1 % en 2022.
Bref, si la Terre gagne encore environ 240 000 habitants supplémentaires par an, le gros de la croissance démographique est derrière elle.
L’évolution de la population mondiale : les chiffres de la Division de la population de l’ONU
Elle est la principale source d’informations statistiques et produit des scénarios pour le futur avec des estimations basses, médianes ou hautes. Il y a peu de marge d’erreur d’ici à 2050, car la majorité des hommes et des femmes qui vivront sont déjà nés et il est aisé de prévoir leurs comportements. Mais prédire l’évolution ensuite est plus difficile.
Les chiffres donnés dans cet article proviennent des statistiques onusiennes et de l’Institut national des études démographiques (INED), et ils concernent les années 2021 et 2022. Dans leurs dernières prévisions médianes, les démographes des Nations unies estiment que le pic de population sera atteint vers 2080, avec environ 10,4 milliards d’habitants. Ce qui, d’une certaine manière, ne fait « que » deux milliards de plus en un bon demi-siècle…
D’autres instituts font des projections un peu différentes, comme l’institut viennois (IIASA) qui prévoit au maximum 9,8 milliards d’habitants en 2070/80 selon son scénario médian.
Il faut donc retenir qu’au XXIᵉ siècle, la population mondiale va connaître son pic à 10 milliards (ou un peu moins) et qu’elle aura commencé sans doute à décroître à la fin du siècle. Mais ce n’est pas le seul bouleversement à attendre. L’urbanisation est l’autre fait marquant avec l’essor des mégapoles. Si 13 % de la population était urbaine en 1900 et 1/3 en 1960, elle est désormais plus urbaine que rurale, à plus de 55 %. Enfin, les migrations seront affectées par cette croissance, même s’il y a moins de migrants dans le monde aujourd’hui en comparaison avec 1900…
Le cas de l’Asie de l’Est : une chute de la fécondité qui inquiète.
La baisse de la population chinoise.
Le mardi 17 janvier 2023, le Bureau national des statistiques de Chine a révélé qu’en 2022, le pays avait vu sa population diminuer de 850 000 habitants (1,412 milliard aujourd’hui). Ceci en raison de la faible natalité essentiellement, les décès liés à la fin de la politique « zéro covid » n’étant pas comptabilisés dans ce bilan.
L’annonce a fait beaucoup de bruit dans la presse internationale, alors qu’elle a été passée presque sous silence en Chine. Il est vrai que les implications en termes de puissance sont symboliques. En effet, à partir d’avril 2023, l’ONU estime que la première puissance démographique mondiale sera l’Inde, soit trois ou quatre ans plus tôt que prévu. Et cette seconde place est un crève-cœur pour les nationalistes chinois.
Ces chiffres révèlent aussi que l’abandon de la politique de l’enfant unique, très coercitive et qui avait prévalu en Chine de 1979 à 2015, n’a pas eu l’impact escompté par le pouvoir. Celui-ci a même autorisé en 2021 un troisième enfant. Rien n’y fait. L’indice synthétique de fécondité, qui mesure le nombre moyen d’enfants par femme, ne cesse de baisser. En 2021, il est de 1,15 enfant par femme, très loin des 2,1 enfants par femme nécessaires au renouvellement des générations.
Une situation démographique calamiteuse en Corée du Sud et au Japon
Au même moment, la Corée du Sud faisait le constat d’une situation démographique « calamiteuse » pour reprendre l’adjectif de son Président. Avec une fécondité de 0,81 enfant par femme en 2021, le pays est champion du monde de la faible fécondité. La population du pays a baissé pour la première fois en 2021 et l’Institut coréen des statistiques envisage 20 millions d’habitants en 2100, contre près de 52 millions aujourd’hui.
Le 23 janvier dernier, le Premier ministre japonais Fumio Kishida consacrait à la question démographique une partie de son discours de son programme de politique générale. Le constat était alarmiste : « Notre nation est au bord du gouffre. Il s’agit de savoir si elle peut maintenir toutes ses fonctions sociales. Nous devons renforcer la courbe de natalité. » Et il promettait « des mesures sans précédent pour enrayer la chute de la natalité et permettre à chacun de participer à l’éducation des enfants ».
Le pays compte 125 millions d’habitants et si l’indice de fécondité est de 1,3 enfant par femme, ce qui est très honorable en Asie de l’Est, le Japon détient quant à lui le record mondial pour la proportion de population âgée. Cela fait en effet bien longtemps que la natalité est déprimée (en 1990, moins de 1,6 enfant par femme). Aujourd’hui, 30 % de la population a plus de 65 ans, un record mondial devant l’Italie à 24 %. Ce chiffre pourrait bondir à 40 % en 2065 à ce rythme.
1/3 des femmes en Asie de l’Est resteront sans enfant.
L’Asie de l’Est a un comportement démographique très homogène, la situation étant similaire à Taïwan et Hong Kong. Cela s’explique par des facteurs identiques, comme le coût de l’éducation qui, ajouté à celui de l’immobilier, freine les couples. Il y a aussi des éléments culturels, comme le fait que les naissances hors mariage demeurent exceptionnelles (moins de 4 %, contre plus de 60 % en France), ou que l’homme doit être propriétaire d’un bien immobilier avant d’envisager de se marier. Sans oublier que la révolution de genre est inachevée. Alors que les femmes sont de plus en plus éduquées et actives, elles ont toujours la charge de la famille, des enfants, comme des soins aux parents plus âgés.
Dans ces conditions, on estime qu’un tiers des femmes d’Asie de l’Est restera sans enfant. Les jeunes ont de moins en moins l’envie de fonder une famille et refusent les schémas antérieurs. Les conséquences sont lourdes, d’où les politiques natalistes mises en avant.
Il y a bien évidemment des conséquences économiques et sociales, comme le financement de la protection sociale, des retraites, incluant des problèmes anecdotiques, mais concrets. Par exemple, en Chine, les normes ne prévoient d’ascenseur dans les immeubles qu’à partir de six étages. Mais la suite de cet article va s’intéresser aux questions géopolitiques.
Ce qui est en jeu, c’est la puissance et la place des États
En Corée du Sud, c’est l’avenir de l’armée qui est en jeu, un pays dont le voisin nord-coréen multiplie les provocations. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle maintient un service militaire jugé indispensable.
En Chine, au-delà de la perte du premier rang mondial, la démographie peut hypothéquer la croissance et donc l’un des éléments de puissance. La Chine vieillit de manière accélérée, comme ses voisins, mais elle vieillit avant d’être riche, contrairement à eux. À l’horizon 2050, la Chine aura vraisemblablement perdu 200 millions d’actifs. Voilà qui va augmenter ses coûts de production et l’obliger à gagner très fortement en productivité.
Or, cette faiblesse démographique est largement occultée par les autorités. Elle met pourtant en péril le « rêve chinois » de Xi et montre les limites du pouvoir de l’État. Selon l’ONU, la population chinoise pourrait n’être que de 790 millions à la fin du siècle. L’Académie des sciences de Shanghai avance même le chiffre de 587 millions. Rien n’est certain à l’horizon de la fin du siècle !
L’immigration peut compenser le déficit naturel, mais celle-ci est particulièrement faible dans la région. Les Japonais sont rétifs, surtout s’il s’agit de Chinois. Mais ils accueillent de plus en plus de migrants vietnamiens sous contrats dans les services. La Chine veut miser sur le retour de ses étudiants. Elle n’accueille que très peu d’étrangers, mais pourrait ouvrir ses portes à des migrants asiatiques.
Ce qui est certain, c’est que dans les 30 ou 40 prochaines années, le centre de gravité de la démographie mondiale va se déplacer d’Asie vers l’Afrique. Entre 2020 et 2050, la Chine contribuera au ralentissement de la croissance démographique, qui sera tirée par des États comme l’Inde, le Nigéria, le Pakistan, ou encore la République démocratique du Congo. La suite de cet article va s’intéresser à ces acteurs qui comptent.
La dynamique démographique de l’Afrique constitue un enjeu global du XXIᵉ siècle
La croissance de la population au sud du Sahara y est impressionnante. Pour cette Afrique subsaharienne, les chiffres sont éloquents : 180 millions d’habitants en 1950, 600 millions en 2000, 1,1 milliard en 2020 et autour de 2,2 milliards en 2050. Cette région du monde se démarque du reste de la population mondiale.
Alors que celle-ci croît de 1 % par an en moyenne, c’est encore 2,7 % en Afrique subsaharienne. Pourquoi ? Deux raisons à cela : d’une part, les progrès de l’espérance de vie et, d’autre part, le maintien d’une fécondité élevée. En comparant les indices synthétiques de fécondité, alors que la moyenne mondiale est estimée à 2,3 enfants par femme, elle reste à 4,5 en Afrique subsaharienne. Par exemple, en comparaison : 1,8 en Amérique latine, 1,9 en Asie. Il n’y a plus que quatre pays dans le monde qui ont une fécondité supérieure à six enfants par femme : le Niger, le Tchad, la République démocratique du Congo et la Somalie.
Pour certains pays, les chiffres disent assez l’ampleur du défi. L’Éthiopie, qui compte 123 millions d’habitants, en aura plus de 200 millions en 2050. Le Nigéria passera de 218 millions aujourd’hui à 400 millions. Le Niger, pays du Sahel, ne comptait que 2,5 millions d’habitants lors de son indépendance en 1960, il en a 26 millions aujourd’hui. Et les prévisions lui en donnent 66 millions en 2050.
Pourquoi cette forte fécondité, qui est une exception mondiale ?
La réponse est connue : la baisse de la fécondité accompagne toujours le développement. Or, celui-ci tarde à venir. La situation est complexe. L’Afrique subsaharienne a connu une croissance de 4,5 % par an de 2000 à 2018, avant la pandémie. Un chiffre en soi très encourageant, mais les 2/3 de cette croissance ont été absorbés par la croissance démographique, et le niveau de vie par habitant n’a que peu progressé. Or, c’est bien l’un des apports de ce développement, la scolarisation des filles, qui est le facteur décisif. Il conduit au retard de l’âge du mariage et au désir de moins d’enfants.
D’un autre côté, l’urbanisation y incite également (41 % en Afrique). Elle facilite l’émancipation des femmes et les pratiques de planning familial, et incite à investir dans l’éducation des enfants. Dans les villes, une Afrique des individus émerge, permettant de prendre ses distances avec les modèles familiaux ancestraux. Or, la croissance urbaine est deux fois plus rapide que la croissance démographique. En 2050, près de 60 % des Africains seront des citadins.
La fécondité baisse donc, mais lentement. Elle était de six enfants par femme au milieu des années 1990. Aujourd’hui, elle est à 4,5. Les Lions africains et autres pays prometteurs ont une fécondité plus faible, que ce soit le Ghana (3,5), le Kenya (3,3), le Rwanda (3,7) et, depuis longtemps, l’Afrique du Sud (2,2). Ils restent néanmoins des exceptions. L’Afrique est jeune, l’âge médian y est encore de 19 ans. Le Niger, avec presque la moitié de sa population âgée de 15 ans et moins, détient un record mondial. Ceci en dit beaucoup sur les défis économiques et sociaux qui en découlent (scolarisation, logement, nourriture, emplois…). Cette jeunesse est un atout et un défi.
La seconde région du monde qui va peser de plus en plus dans ces rapports démographiques est l’Asie du Sud
Elle correspond à l’ancien Empire britannique des Indes. Cet article va maintenant s’intéresser à deux poids lourds démographiques.
L’Union indienne
Elle est devenue la première puissance démographique mondiale cette année. Le pays a connu une explosion démographique : 450 millions d’habitants en 1960, 1 milliard en 1995 et 1,420 milliard en 2022. Les prévisions lui donnent 1,670 milliard en 2050. Une croissance de moins de 20 %, somme toute modérée en comparaison avec l’Afrique subsaharienne qui va doubler sa population dans les 30 prochaines années.
Le pays illustre le phénomène d’inertie démographique. La fécondité y a chuté de manière spectaculaire ces dernières années (deux enfants par femme aujourd’hui, quatre enfants par femme en 1990). Mais le très grand nombre de femmes en âge de procréer explique que la stabilisation prendra encore une génération. Le contraste avec la Chine est spectaculaire.
Le Pakistan
Dans cet autre géant démographique régional, le constat est différent. Aux derniers recensements, le pays surprend avec une population toujours plus importante que prévu. Il compte 235 millions d’habitants et va contribuer à la croissance mondiale à venir.
Contrairement à ses voisins d’Asie du Sud, sa fécondité reste élevée, à 3,5 enfants par femme. Seulement 20 % des femmes sont actives et 40 % de celles en âge de procréer ne sont jamais allées à l’école. La mortalité infantile demeure élevée, ce qui contribue à des comportements natalistes. Ce sont ces facteurs, plus que la religion (le Bangladesh musulman a un indice de fécondité de deux enfants par femme, l’Indonésie de 2,2), qui sont déterminants.
Voilà donc les acteurs démographiques qui vont peser sur l’avenir de la population mondiale.
Mais que devient l’Occident face à ce dynamisme ?
La situation démographique de l’Union européenne ou des États-Unis est meilleure que celle des États développés de l’Asie de l’Est. Il n’empêche que l’Union européenne à 27 membres rassemble 450 millions d’habitants. Mais l’indice de fécondité, à 1,5 en moyenne, conduit, sans apport migratoire suffisant, à une baisse de la population.
L’Europe du Sud et l’Europe de l’Est sont plus déprimées démographiquement que l’Europe du Nord et l’Europe de l’Ouest. Ces dernières ayant des politiques familiales plus efficaces. Il faut rappeler que la France est une singularité. Selon les enquêtes d’opinion, les Français sont les plus pessimistes en Europe, mais néanmoins des relatifs champions en matière de fécondité, avec 1,8 enfant par femme. L’Amérique du Nord (Canada et États-Unis) est proche (1,7 enfant par femme aux États-Unis). L’apport migratoire explique que la région continue de croître démographiquement (les États-Unis passeront de 340 à 375 millions d’habitants dans les trente prochaines années).
Cette difficile stabilisation de la population occidentale ne peut qu’interpeller sur l’évolution des rapports de force mondiaux. Les structures démographiques sont complètement différentes. L’âge médian qui partage en deux parties égales la population est en Afrique de 19 ans, quand il est en Europe de 44 ans. Cela ne pèse-t-il pas sur les projections géopolitiques ? Mais avant d’en voir les conséquences, il faut revenir sur l’histoire et les mécanismes démographiques qui permettent de comprendre les enjeux.
Retour sur l’histoire de la population mondiale
Lorsque l’Homo sapiens s’impose sur ses rivaux, vers –40 000 avant notre ère, l’humanité comptait quelque chose comme 1,5 million d’individus. Avec l’ère du Néolithique, qui associe culture, sédentarité, élevage et navigation, la population croît plus rapidement. Et 4 000 ans av. J.-C., la Terre porte 30 millions d’habitants. En l’an 0, l’humanité compte environ 250 millions d’habitants. Ils sont répartis ainsi : 70 millions de Chinois environ, 50 millions en Asie du Sud, 40 millions environ en Europe, 25 millions en Afrique… Il y a là des constantes de peuplement : en l’an 0 comme en l’an 2000, la Chine rassemble entre 1/5 et 1/4 de l’humanité.
La population mondiale n’augmente pas au cours du premier millénaire. Jusqu’en 1500, la croissance est très faible, avec à peine 500 millions d’habitants. Les équilibres population/ressources alimentaires sont fragiles et les épidémies peuvent être redoutables.
En Chine, c’est la variole qui provoque une diminution d’un tiers de la population du pays en 70 de notre ère. Avec la grande peste noire au milieu du XIVᵉ siècle (1348 dans le royaume de France), c’est environ 1/3 de la population européenne qui meurt, avec des variations considérables selon les régions.
Pendant ces siècles, l’espérance de vie reste très basse, entre 20 et 30 ans. Mais ceci en raison d’une très forte mortalité infantile d’abord, avant les famines et les épidémies. Il faut donc attendre les XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles pour voir les choses évoluer significativement, mais lentement. La population mondiale atteint le milliard d’habitants vers l’an 1800. La Chine, qui a alors 330 millions d’habitants, a renforcé son poids démographique, tout comme la péninsule indienne (près de 200 millions). L’Europe avec la Russie (125 millions) et l’Afrique (100 millions) sont les autres centres du peuplement. En comparaison, Amérique et Océanie sont vides.
C’est au XIXᵉ siècle que tout bascule
Si la Terre passe à 1,6 milliard d’individus en 1900, les gains sont spectaculaires en Europe. La population de cette dernière fait plus que doubler en un siècle et elle envoie outre-Atlantique une cinquantaine de millions de migrants entre 1850 et 1910 peupler les États-Unis, mais aussi certains États sud-américains.
L’humanité est entrée dans une nouvelle ère : celle de la transition démographique. Marquée par le passage d’un régime démographique ancien, avec forte natalité et forte mortalité, à un régime démographique moderne, avec faible mortalité et faible natalité. Cette transition commence en Europe. Les progrès économiques et sanitaires dans la révolution industrielle naissante permettant une baisse de la mortalité. La natalité suivant avec au minimum une ou deux générations de décalage, d’où un excédent naturel remarquable. Ailleurs, au XIXᵉ siècle, la population n’augmente que lentement, voire stagne comme en Afrique, sous l’impact de la violence de la colonisation.
Le XXᵉ siècle est celui de l’explosion de la population mondiale
Deux milliards en 1930, trois milliards en 1960, quatre milliards en 1975, cinq milliards en 1987, six milliards en 1999, sept milliards en 2011… Le XXᵉ siècle est ainsi une page dans l’histoire de l’humanité, où toutes les régions rentrent dans la transition démographique, qu’elles accomplissent plus ou moins rapidement.
Toutes ces sociétés connaissent la même histoire : un décrochage de la mortalité (dans les années 1930 en Amérique latine, par exemple), puis, en décalage, celui de la natalité. Si les pays européens ont mis plus d’un siècle à opérer cette transition, les pays qui la réalisent aujourd’hui le font en quelques décennies. Les pays en voie de développement ont des transitions partiellement importées, car la mortalité baisse du fait de progrès importés, tandis que la natalité tarde à s’infléchir.
L’indice de fécondité ramené à deux enfants par femme est un bon indicateur de la fin de la transition démographique. C’est ainsi qu’aujourd’hui, seul le continent africain apparaît comme ayant une transition inachevée. Mais l’analyse doit se faire plus fine à l’échelle des États. Le Pakistan tarde à terminer la sienne, tandis que c’est chose faite depuis 20 ans en Afrique du Sud.
Cette transition démographique, étape dans l’histoire de l’humanité, se terminera au XXIᵉ siècle
Mais l’inertie démographique fait qu’une baisse de la fécondité ne produit ses effets sur la stabilisation de la population qu’avec décalage. En effet, il existe des générations nombreuses en âge de procréer. C’est ainsi que l’humanité n’échappera pas à un surcroît d’environ deux milliards d’habitants d’ici la fin du siècle. Mais elle ne devrait guère augmenter au-delà. Après 2050, les incertitudes démographiques croissent et les surprises sont fréquentes.
Un exemple : l’Afrique du Nord a étonné les observateurs par la rapidité avec laquelle la fécondité a chuté, accomplissant une transition démographique accélérée. Les femmes algériennes avaient encore sept enfants par femme en 1980, mais 4,5 en 1990 et 2,5 en 2000. Une chute spectaculaire. Étonnant aussi, ces pays connaissent une légère remontée de la natalité depuis (2,8 aujourd’hui en Algérie). Cela s’explique notamment par la difficile insertion des femmes sur le marché du travail.
Sommes-nous trop nombreux ? de nombreux et anciens débats
À dire vrai, la crainte d’un monde trop plein est ancienne. Platon comme Aristote évoquent la surpopulation comme une menace pour tous les États. Pour Aristote, le risque de voir les cités grecques surpeuplées est d’abord un risque sécuritaire. La foule est dangereuse. Au Moyen Âge, même constat : l’appel du Pape à la Croisade en 1095 est un moyen d’apaiser les haines et les rivalités face à des ressources limitées, en envoyant outre-mer une partie de la chevalerie.
C’est lorsque la transition démographique européenne s’enclenche que s’exprime le mieux cette crainte d’un surpeuplement planétaire. Notamment sous la plume du pasteur Robert Malthus, qui publia en 1789 Essai sur le principe de population et sur la manière dont il affecte l’amélioration future de la société. Le titre donne le ton : la population tend à augmenter plus vite que les ressources et il ne faut se marier et avoir des enfants que si on est sûr de pouvoir les entretenir. Il prêche ici pour une limitation des naissances, notamment dans les catégories populaires.
Le malthusianisme est devenu synonyme de réduction volontaire, d’excès de prudence, même en dehors du champ démographique
Le XXᵉ siècle a été parcouru par ce débat entre malthusiens et ceux que l’on peut appeler les populationnistes. Un exemple : alors que la croissance démographique est à son apogée, paraît en 1968 un livre de Paul Ehrlich, La Bombe P. Un ouvrage alarmiste qui dénonce les dangers de l’augmentation de la population et qui prédit des famines dans les années 1990.
Dans les années 1960, l’économiste Ester Boserup publie Pression agraire et développement. Il défend au contraire l’idée d’une pression créatrice. La croissance de la population conduit à une augmentation de la productivité, la nécessité est mère de l’invention.
La démographie est un sujet dont se saisit l’ONU. La Conférence sur la population organisée par l’ONU, en 1974 à Bucarest, où siégeait le français Alfred Sauvy, est célèbre pour l’opposition Nord/Sud qu’elle révéla. Alors que le Nord plaidait pour des politiques de planning familial, au Sud, le tiers monde répliquait par la nécessité préalable du développement et n’entendait pas que le Nord impose sa vision des choses. La question est bien politique…
Pour finir, il faut revenir au lien entre population et puissance. La croissance de la population mondiale va-t-elle bouleverser les rapports de force ? Est-elle source de tensions et de conflictualité ?
Le nombre d’habitants reste considéré comme une composante de la puissance
Depuis le XVIᵉ siècle au moins, la pensée politique met l’accent sur la puissance que confère la possession d’une population nombreuse. Machiavel, dans Le Prince, en exprime l’idée : c’est une forte population qui permet d’affirmer sa supériorité sur ses voisins. Le Français Jean Bodin lui fait écho à la fin du siècle : « Il ne faut jamais craindre qu’il y ait trop de sujets, trop de citoyens, vu qu’il n’y a richesse, ni force que d’hommes. »
Le courant populationniste
Le courant dit populationniste désigne les hommes et femmes politiques qui s’alarment d’une baisse de la population. La France de la IIIᵉ République s’inquiète du malthusianisme français face aux prolifiques Prussiens. L’entre-deux-guerres est une période où les États européens rivalisent de politiques démographiques. Les régimes fascistes donnent le ton, le courant pangermaniste utilise l’argument du surpeuplement pour défendre la conquête d’un espace vital.
Dans le même temps, le régime nazi mène une politique nataliste très volontariste, la femme allemande étant vouée à la reproduction. Le populationnisme deviendra également une doctrine d’État en URSS dès le début et même après la Seconde Guerre mondiale.
En 1955, Khrouchtchev lance aux jeunesses communistes : « Même si nous ajoutons 100 millions d’habitants à notre population, ce sera encore trop peu. Plus nous serons nombreux, plus nous serons forts. »
Les choses ont-elles changé aujourd’hui ?
Les États qui connaissent une dépopulation brutale, comme la Bulgarie, sont très inquiets. C’est l’avenir de la nation qui est en jeu. À l’inverse, au Sud, les politiques de planning familial menées en Chine à partir de 1979, ou encore dans l’Union indienne d’Indira Gandhi, prouvent que les dirigeants de ces grandes puissances du Sud ont conscience que la puissance peut être aussi entravée par une démographie trop dynamique.
Par sa politique de l’enfant unique, la Chine a bénéficié de ce que les démographes appellent le dividende démographique. C’est-à-dire une période où le rapport actifs/inactifs est très favorable, du fait de la diminution des naissances et d’une espérance de vie encore relativement limitée.
C’est en mettant à la disposition des grandes entreprises mondiales des centaines de millions de jeunes actifs qu’elle a démarré sa formidable croissance. Mais pour qu’il y ait un vrai dividende démographique, encore faut-il que ces masses laborieuses puissent être valorisées. Et c’est toute la problématique de l’Inde ou de l’Afrique aujourd’hui. Ce qui est certain, c’est que la hiérarchie des puissances sera modifiée. Après l’Inde et la Chine, quatre puissances auront, en 2050, entre 300 et 400 millions d’habitants : le Nigéria, les États-Unis, le Pakistan et l’Indonésie (l’Union européenne un peu plus de 420 millions).
La démographie donnera-t-elle la puissance à l’Afrique ?
Dans le monde, plus d’une naissance sur quatre est africaine. Faut-il y voir un accès à la puissance ou un frein au développement ? La question n’est pas neutre. Les partenaires de l’Afrique ou les élites africaines qui incitent à une maîtrise de la démographie et au développement du contrôle des naissances se heurtent systématiquement à l’écho de la saignée esclavagiste et de la domination coloniale.
Pour beaucoup d’Africains, la croissance de leur population est une sorte de réajustement historique. La population de l’Afrique subsaharienne représentait 17 % de la population mondiale au XVIᵉ siècle, mais elle n’a cessé de reculer jusqu’à 6 % à la fin du XIXᵉ siècle. Aujourd’hui, elle retrouve ce chiffre de 17 %. Ce qui se produit est un rattrapage. D’ailleurs, la densité de l’Afrique n’atteint pas encore les 50 hab./km², soit moins que la densité mondiale (qui est de 62).
Essayer de maîtriser la démographie africaine serait s’opposer à la puissance du continent, à sa place dans le monde. Après tout, l’Europe a connu sa forte croissance industrielle à l’heure de sa transition démographique. Pourquoi y aurait-il un exceptionnalisme africain ? La question est éminemment politique, mais il n’y a pas une mais des « Afrique » avec différents contrastes de densités et des situations démographiques différentes.
Le fait est que le peuplement de la planète va être totalement bouleversé au cours du siècle à venir. En 2050, l’Afrique représentera 1/4 de la population mondiale, un chiffre qui pourrait monter à 40 % à la fin du siècle. La place de l’Afrique dans le concert des nations devra être réévaluée. Elle est d’ores et déjà une terre courtisée par les États et les investisseurs des autres continents.
La démographie est-elle source de tensions et nourrit-elle les conflits ?
C’est presque une évidence.
Lorsque Palestiniens et colons israéliens se livrent à ce que l’on a pu appeler « une guerre du ventre », en cherchant à avoir des familles nombreuses, manière d’affirmer leur droit sur le sol de Cisjordanie, la démographie est un outil. Lorsque Poutine lance une vigoureuse politique nataliste, c’est qu’il voit dans l’enfant russe un futur travailleur et un futur soldat.
Les chercheurs Alain Blum et Sergei Zakharov défendent l’idée qu’existe un lien probable entre l’échec des politiques natalistes mises en place en Russie depuis 20 ans et la décision d’envahir l’Ukraine. C’est en Afrique qu’existent les hot spots les plus problématiques. Et notamment en région sahélienne. Les cinq pays sahéliens rassemblent 88 millions d’habitants, ils seront près de 200 millions en 2050, alors que cette région intertropicale est l’une des plus touchées par les effets du changement climatique. Dans ces conditions, la densification des terroirs conduit à des conflits parfois meurtriers entre agriculteurs et éleveurs sur l’usage de la terre.
Il existe un lien de causalité entre les évolutions démographiques et la violence politique
Le géopoliticien Bruno Tertrais met l’accent sur ce lien de causalité. Dans son ouvrage Le Choc démographique, il constate que « les sociétés les plus jeunes tendent à être les plus belligènes. La théorie récente qui lie un “surplus” ou une “poussée” de jeunes à un accroissement de la violence politique s’avère féconde ».
Difficile de ne pas voir dans la poussée djihadiste au Sahel, ou encore dans le développement du brigandage sous toutes ses formes au Nigéria et dans ces zones, une conséquence de l’arrivée massive de jeunes adultes sur un marché du travail défavorable. Tertrais listant les pays en guerre, du Mali à l’Afghanistan, de la Libye au Soudan du Sud et au Yémen, remarque que leur point commun est d’avoir 20 % de leur population située dans la tranche 15-24 ans.
Rien de systématique cependant, tout dépend de la capacité de l’État à offrir des perspectives. Dernier exemple, la violence politique utilisée par le gouvernement chinois contre les Ouïgours au Xinjiang est liée en partie à la vitalité démographique de cette minorité. Alors que le pays entend siniser cette région.
Face à ces déséquilibres dans le peuplement et le dynamisme des populations, les migrations internationales peuvent-elles être la solution ?
Cette question est éminemment politique, les sociétés vieillissantes étant inquiètes des capacités de ces populations à s’assimiler et des bouleversements culturels qu’elles apportent. « Ruée vers l’Europe », « Grand remplacement » (sous-entendu des populations blanches locales par des populations culturellement différentes), ces termes et ces mythes reflètent et nourrissent les peurs.
En 2017, 25 millions d’habitants de l’Afrique subsaharienne vivaient hors de leur pays de naissance, soit 2,5 % de la population. Au niveau mondial, 3,5 % de la population est migrante, vivant dans un autre pays que son pays de naissance (ce chiffre était de 5 % vers 1900). Très majoritairement (17 millions sur 25), les migrants subsahariens vivent dans un autre pays d’Afrique. La part des migrants en Afrique diminue au cours des dernières décennies, sous l’effet des restrictions, y compris entre pays de la zone.
Enfin, il ne faut jamais oublier que les migrants originaires du Sud ne sont jamais les populations les plus pauvres. Il faut bénéficier d’un capital financier, culturel et d’un réseau pour tenter la migration. Ainsi, si l’Europe, avec près d’un million de demandes d’asile en 2022, ou les États-Unis font face à une augmentation des flux, ce ne sont pas des populations africaines qui viendraient ici rééquilibrer le peuplement mondial.
Conclusion
La démographie est un problème politique pour les États les plus en retard dans la transition démographique. C’est aussi un problème géopolitique posé à l’ensemble de la communauté internationale.
La question qui revient toujours est de savoir si la planète Terre peut supporter 10 milliards d’habitants. La question se pose déjà. Le jour du dépassement, à partir duquel les humains vivent à crédit, ayant déjà exploité toutes les ressources que la Terre peut régénérer en un an, était le 28 juillet 2022.
Ce qui est en cause, ce n’est pas le nombre, c’est le mode de vie de toutes les populations développées. Ce n’est pas la démographie qui est la variable la plus déterminante dans le changement climatique. Les économies du G20 produisent 80 % des émissions de CO2, tandis que l’ensemble de l’Afrique n’en produit environ que 4 %. Un pays sahélien comme le Niger émet 0,1 tonne de CO2 par habitant, 300 fois moins qu’un Émirati.
En revanche, les pays sahéliens souffrent du dérèglement climatique et cela impacte leurs perspectives économiques et la conflictualité. La question démographique doit être posée là où elle entrave les perspectives de développement, comme au Sahel, mais elle sert aussi bien souvent d’excuse ou de masque à d’autres problèmes.
Bibliographie
Accès aux statistiques :
Division des Nations unies sur la population
Institut national d’études démographiques
Bruno Tertrais, Le Choc démographique, Odile Jacob (2020). Un essai à tonalité géopolitique.
Les travaux des démographes Olivier David (La Population mondiale, A. Colin, 2020), Hervé Le Bras (L’Âge des migrations, Autrement, 2017), Gilles Pison, ou encore les recherches de François Héran et Catherine Wihtol de Wenden sur les migrations permettent d’approfondir les questions posées par ces évolutions démographiques.
Pour tout savoir de la démographie de l’Afrique subsaharienne : un article de D. Tabutin et B. Schoumaker, dans la revue Population, en libre accès
Sur la politique de Vladimir Poutine
Et un essai sur un sujet dans l’air du temps : Emmanuel Pont, Faut-il arrêter de faire des enfants pour sauver la planète ? Payot, 2022