nucléaire

L’article d’aujourd’hui va s’intéresser à un sujet grave : le risque nucléaire. En effet, le chaud et le froid ont soufflé en ces mois de février et mars 2022. L’espoir de voir aboutir les négociations avec l’Iran sur le contrôle de son programme nucléaire est largement occulté par les menaces que profère V. Poutine depuis le début de l’agression de son armée contre l’Ukraine.

Entre espoir et inquiétude

Le 24 février, un vent d’optimisme soufflait sur les négociations de Vienne portant sur le nucléaire iranien. L’Iran est en effet un pays suspecté de vouloir acquérir la technologie de l’arme nucléaire depuis le début du XXIᵉ siècle, ce qui l’a exposé à des sanctions économiques internationales. Laborieusement, un traité avait été signé en 2015 entre l’Iran, les pays permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, l’UE et l’Allemagne, permettant la reprise des inspections internationales sur les activités nucléaires de l’Iran, en échange de la levée progressive de sanctions.

Trois ans plus tard, en mai 2018, ce même traité (désigné par son sigle anglo-saxon, le JCPoA, ou Joint Comprehensive Plan of Action) fut dénoncé par D. Trump et les sanctions furent remises au goût du jour. En conséquence, l’Iran, désormais sous l’influence de dirigeants radicaux, reprit ses activités d’enrichissement de l’uranium, au risque d’une prolifération qui inquiétait au Moyen-Orient et dans le monde. L’élection de J. Biden signifia la volonté de reprendre les négociations, mais jusqu’en décembre 2021, elles étaient plutôt dans l’impasse.

L’espoir d’un compromis était donc une excellente nouvelle ce 24 février. Il fallait encore une décision politique de Téhéran. On louait notamment l’action du négociateur russe, une figure centrale dans les pourparlers, qui agissait de concert avec les Occidentaux en dépit de la crise ukrainienne latente. Mais le même jour, V. Poutine lançait les forces armées de la Russie contre l’Ukraine, n’hésitant pas à demi-mot à envisager l’utilisation de l’arme nucléaire. Tout d’un coup, le risque nucléaire faisait son retour de manière fracassante sur la scène des relations internationales, alors que la diplomatie semblait être capable de surmonter les tensions les plus grandes comme entre Iran et États-Unis.

Doit-on envisager sérieusement en ce début du XXIᵉ siècle que l’arme nucléaire – arme de dissuasion par essence pour les Français – puisse être envisagée par d’autres comme une arme tactique offensive ?

Alors, le nucléaire est-il à nouveau un risque majeur ?

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La mise en alerte des forces nucléaires russes

« L’opération militaire spéciale » de Poutine

Le 23 février dernier, Vladimir Poutine, après avoir reconnu l’indépendance des Républiques séparatistes de l’Est de l’Ukraine, lance ses forces militaires à la conquête de cette dernière. Il justifie ce qu’il appelle « l’opération militaire spéciale » par le risque de génocide des populations russophones en Ukraine et par sa volonté de dénazifier le pays. Allégations sans fondement, démontrant la réécriture permanente de l’histoire et des faits présents par le dirigeant russe. Pour Poutine, l’Ukraine n’existe pas, la possibilité qu’elle soit démocratique est plus insupportable encore et il s’agit bien de reconstruire la puissance territoriale, voire impériale russe.

C’est une guerre qu’il lance et il conclut son annonce le 24 février par ces mots : « Quiconque s’opposerait à l’action russe en subirait les conséquences ‘inconnues dans votre histoire’. » Certains s’interrogent sur le sens de la phrase, d’autres observateurs n’ont pas de doute. Il s’agit bien d’une menace nucléaire à peine voilée. Poutine n’avait-il pas expliqué ces derniers temps : « Nous n’avons pas la même puissance militaire que l’OTAN, mais nous avons l’arme nucléaire. »

La mise en alerte des forces nucléaires russes

Le 27 février, la possibilité d’une blitzkrieg (guerre éclair vite gagnée) s’éloigne et les sanctions occidentales sont plus lourdes que prévu. Poutine demande alors à son ministre de la Défense et à son chef d’État-major de mettre en alerte au combat les forces nucléaires russes. C’est-à-dire activer les têtes et les vecteurs, préparer les pas de tir, établir des listes de sites… En Biélorussie, la Constitution a été amendée pour permettre éventuellement au pays d’installer des armes atomiques sur son territoire.

S’il y a sûrement de l’intimidation dans les propos de Poutine, cela n’enlève rien au fait que le niveau de tension atteint est exceptionnel, rappelant les heures sombres de la guerre froide. Le ministre des Affaires étrangères, J.-Y Le Drian, y répondait le même jour en déclarant : « V. Poutine doit comprendre que l’Alliance atlantique est une alliance nucléaire. » Faisant allusion au fait que trois puissances nucléaires en faisaient partie : les États-Unis, le Royaume-Uni et la France.

Le 3 mars, les Russes ont bombardé une partie des installations de la plus grande centrale nucléaire atomique d’Europe. La centrale de Zaporijia, au sud de l’Ukraine. Incendies de bureaux, rapidement maîtrisés, mais qui effrayèrent un peu plus. L’Ukraine dispose de cinq centrales nucléaires, la plus connue étant Tchernobyl, dont certains réacteurs sont encore en activité. Peuvent-elles être une cible pour les Russes ? Le président ukrainien craint une catastrophe pour l’Europe. Poutine assure que les centrales ne sont pas une cible, mais l’Agence pour l’énergie atomique est inquiète du fait de la coupure de réseaux électriques et de communications qui pourrait perturber les systèmes de sécurité des centrales.

La Russie n’hésitait pas à affirmer en mars que son attaque avait empêché l’Ukraine de développer une bombe nucléaire. Il faut bien justifier une opération militaire plus compliquée que prévu.

Quels sont les acteurs nucléaires en présence ?

Pour comprendre quels sont les acteurs de ces tensions, il faut commencer par identifier les acteurs nucléaires en présence. Neuf pays détiennent des armes nucléaires. En janvier 2021, selon le SIPRI (centre de recherche suédois qui fait autorité pour les données militaires et de défense), la Russie dispose toujours du premier stock d’ogives nucléaires (6 250, dont 1 600 déployées), devant les États-Unis (5 500, dont 1 800 déployées). Loin derrière se trouvent les trois autres puissances nucléaires officielles : la Chine (350), le Royaume-Uni (225) et la France (290). Puis, les officieuses : l’Inde et le Pakistan (environ 150), Israël (90) et la Corée du Nord (près d’une cinquantaine d’ogives nucléaires). Les estimations de la Federation of American Scientists recoupent ces chiffres et font état en 2022 de 12 700 ogives dans le monde.

La puissance nucléaire ne se mesure pas pour autant uniquement au nombre d’ogives nucléaires

Elle dépend d’abord de la puissance de ces armes. Little Boy, surnom de la bombe atomique larguée sur Hiroshima le 6 avril 1945, généra une énergie équivalente à l’explosion de 15 000 tonnes de TNT utilisé dans les armes conventionnelles. Aujourd’hui, les ogives nucléaires qui équipent les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins américains ont une puissance un million de fois supérieure au TNT. L’échelle a donc changé.

Aujourd’hui, en moyenne, les bombes sont environ 30 fois plus puissantes que celles lâchées sur Hiroshima et Nagasaki. C’est dire qu’estimer le nombre de têtes nucléaires dont un État dispose ne donne qu’une indication partielle de sa puissance. Même si pour l’URSS et la Russie aujourd’hui, l’État a toujours eu le souci de la parité, voire de la domination numérique, par rapport aux États-Unis.

Le nombre d’ogives et la puissance de celles-ci ne sont pas les seuls critères

À quoi bon avoir des stocks capables d’anéantir plusieurs fois l’humanité ? Être une puissance implique non seulement la capacité à produire des armes, mais aussi à maîtriser les technologies pour les utiliser. Ce qui est discriminant dans l’arme atomique, ce sont donc les vecteurs, c’est-à-dire les missiles balistiques qui permettent de les transporter.

Par exemple, les missiles intercontinentaux sont des missiles à longue portée (plus de 3 000 km), conçus pour porter une ou plusieurs ogives nucléaires. Les plus puissants ont une portée supérieure à 10 000 km et atteignent leur cible en quelques dizaines de minutes. Ils peuvent être tirés d’une position fixe terrestre, par un silo, par un lanceur mobile, comme un avion, ou à partir d’un SNLE.

Les missiles à portée intermédiaire ont quelques centaines de kilomètres. La Russie et les États-Unis sont les seules puissances nucléaires à disposer de toute la panoplie nucléaire, à savoir des missiles sol/sol, air/sol et tirés d’un SNLE. Aujourd’hui, les grandes puissances cherchent à maîtriser les technologies des missiles supersoniques (EU, Russie, Chine). Ces missiles, toujours plus rapides, ont pour objectif de prendre en défaut les missiles antimissiles et les diverses protections dont les pays peuvent se doter.

Le bouclier spatial, évoqué aux États-Unis à l’époque de Reagan, autrement dit l’initiative de défense stratégique visant à protéger des territoires d’éventuelles attaques nucléaires par un système de radars et de missiles antimissiles, n’est pas abouti et il n’y a pas de protection absolue. Surtout pour des États de grande superficie.

La menace nucléaire est liée à l’identité de l’acteur

En vérité, la menace nucléaire d’un acteur ne se mesure pas principalement à un potentiel et à des caractéristiques techniques, la menace est liée à l’identité de cet acteur. Toute la mesure en est prise aujourd’hui avec V. Poutine. Des interrogations se posent sur la psychologie du personnage, sur son degré de paranoïa, sur les garde-fous qui existent à son pouvoir de décider l’usage de cette arme, pour évaluer le risque nucléaire qu’il représente. Ce qui ramène au politique. Pour les États-Unis, le problème avec l’Iran, ce n’est pas tant qu’il passe d’une technologie nucléaire civile à un potentiel nucléaire militaire, le problème fondamental, c’est son régime politique.

Quels sont les territoires concernés par les risques nucléaires ?

Certaines régions du monde sont interdites d’armes nucléaires par traité signé entre les pays membres. C’est le cas de l’Antarctique, de l’Amérique latine grâce au traité de Tlatelolco signé au Mexique en 1967, qui crée une zone d’exemption d’armes nucléaires en Amérique latine. C’est également le cas pour le Pacifique Sud, pour 10 pays d’Asie du Sud-Est, et enfin pour l’Afrique par un traité signé en 1996 par les 53 pays africains de l’époque. Ces traités ont été des outils efficaces qui ont permis de lutter contre la prolifération nucléaire.

En revanche, d’autres régions du monde sont plus vulnérables, avec la présence de nombreuses puissances nucléaires. C’est particulièrement le cas de l’Europe, où les trois puissances nucléaires de l’OTAN font face depuis la guerre froide à la puissance soviétique, puis russe. C’est le cas aussi de l’Asie de l’Est (les puissances nucléaires présentes dans la région sont nombreuses : Chine/États-Unis + Corée du Nord, Russie), de l’Asie du Sud (face à face Pakistan/Inde). Il n’existe pas de traité pour le Moyen-Orient et de fait, Israël y a acquis discrètement la bombe nucléaire dans les années 1960. Le risque de prolifération se limite pour l’instant à l’Iran qui, bien avant la République islamique, menait des programmes de recherche nucléaire.

Pour autant, le risque nucléaire est mondial. L’accident de Tchernobyl en 1986 a prouvé que les nuages radioactifs ne s’arrêtaient pas aux frontières et les sous-marins lanceurs d’engins sont par définition présents sur tous les océans du globe. La France a en permanence un sous-marin lanceur d’engin, porteur de 16 missiles nucléaires de longue portée, en mission dans l’océan, indétectable, pour assurer la dissuasion nucléaire française. Un second sous-marin aurait-il pris la mer avec le contexte ukrainien ? L’armée est muette. La situation est-elle inédite et dangereuse à ce point ?

La situation est-elle plus alarmante que jamais ?

Il faut revenir à l’histoire pour comprendre si la situation présente est plus alarmante que jamais, ou si le monde a déjà connu de telles tensions et de tels risques nucléaires. Pour cela, il faut distinguer les risques passés, les actions de la communauté internationale pour les juguler et la situation au début du XXIᵉ siècle.

Le XXᵉ siècle a connu des périodes de hauts risques nucléaires

La course aux armements nucléaires a débuté dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. La première bombe A américaine date de 1945 et la première bombe A soviétique de 1949. Dès lors, la course aux armements, c’est-à-dire la compétition de certains États pour améliorer leurs arsenaux, est permanente, avec la mise au point de bombes plus puissantes (bombe H ou thermonucléaire dès 1951). Dans les années 1950, on parle d’équilibre de la terreur (ce que les Anglo-Saxons appellent Mutual Assured Destruction), ce qui signifie non pas qu’une parité nucléaire parfaite est atteinte, mais qu’elle est suffisante pour que la dissuasion fonctionne. L’apogée de ce stock d’armes mondial fut atteint en 1986, avec 64 000 ogives nucléaires dans le monde (dont plus de 90 % pour États-Unis et URSS).

Dans ce contexte de guerre froide, des crises où le risque nucléaire fut extrêmement présent eurent lieu. Les années 1950 sont celles où le risque nucléaire, d’ailleurs assez mal connu, est omniprésent dans l’esprit des Occidentaux. À plusieurs reprises, la possibilité d’utilisation de l’arme atomique apparaît plausible. Lors de la guerre de Corée en 1951, l’Amiral MacArthur est relevé de ses fonctions par Truman parce qu’il aurait envisagé l’usage de l’arme nucléaire, même s’il s’en est défendu par la suite. C’est surtout au début des années 1960 que la tension est maximale, lorsqu’un avion-espion américain U2 est abattu par l’URSS, et surtout lors de la crise des fusées de Cuba.

La crise des fusées de Cuba

L’épisode vaut d’être rappelé. Nous sommes le 16 octobre 1962, lorsque les Américains décident un blocus de l’île de Cuba pour empêcher l’installation de missiles russes sur l’île, située à moins de 200 km des côtes US. La tension entre les deux grands est maximale. Kennedy mobilise une flotte considérable, dont huit porte-avions pour ce blocus et place les forces armées en alerte nucléaire de niveau 2. De son côté, la marine soviétique est présente, l’URSS avait déployé dans les parages de Cuba des sous-marins équipés d’armes nucléaires pour protéger ses convois chargés d’acheminer les missiles russes.

Le 27 octobre 1962, la marine américaine, voulant déloger les sous-marins russes de la zone, lance des grenades sous-marines sur un sous-marin russe, le B59, pour l’obliger à faire surface. Se sentant menacé, son commandant alors sans liaison directe avec Moscou donna l’ordre de lancer une torpille nucléaire vers l’un des porte-avions américains. Son officier en second, Vassili Arkhipov, s’opposa à l’ordre reçu, empêchant ainsi une réaction en chaîne qui aurait provoqué des répliques immédiates, une guerre nucléaire aux conséquences dramatiques.

Ce fut sans doute la journée la plus dangereuse de l’histoire de l’ère nucléaire. Après ces tensions maximales, les peurs vécues et le constat qu’il est vital de limiter la propagation de cette arme de destruction massive vont aboutir à des progrès encourageants visant, d’une part, à empêcher la prolifération nucléaire, et d’autre part, à diminuer les stocks existants. Ce sont des progrès remarquables qui sont à mettre au crédit de l’humanité au XXᵉ siècle.

La gouvernance du risque nucléaire : une réussite de la communauté internationale jusqu’au XXᵉ siècle. Et ensuite ?

La lutte contre la prolifération nucléaire a pour base le TNP, traité de non-prolifération. Entré en vigueur en 1970, il limite les pays autorisés à détenir l’arme nucléaire aux pays qui l’avaient déjà à l’époque (États-Unis, URSS, Royaume-Uni, France, Chine). Progressivement, tous les pays du monde ont ratifié ce traité. À l’exception de l’Inde, du Pakistan et d’Israël, qui tous trois sont des puissances nucléaires officieuses, en dehors de l’accord.

Traité remarquable qui voit les pays renoncer à cette arme, voire démanteler leurs installations de recherche existantes comme en Afrique du Sud, au Brésil, tout en acceptant une dérogation pour les cinq premiers. L’Iran est signataire du TNP et, à ce titre, accepte des missions d’inspection de l’Agence internationale de l’énergie atomique. En échange, il peut comme tous les signataires bénéficier d’aides et de transferts de technologies pour accéder au nucléaire civil. Le traité signé pour 25 ans a été prorogé indéfiniment en 1995. Il compte à ce jour 191 États parties.

La diminution des stocks nucléaires est surtout l’affaire de négociations russo-américaines

Il s’agit d’abord de plafonner les stocks existants, avec les accords SALT dans les années 1970, puis de les diminuer (accords START à partir de 1987). Ainsi, le nombre d’ogives nucléaires a considérablement diminué depuis le milieu des années 1980, grâce à la diminution des arsenaux américains et soviétiques. Le total mondial est passé de plus de 60 000 à un peu plus de 12 à 13 000 ogives nucléaires aujourd’hui.

Ces deux succès ont pu laisser croire que l’arme nucléaire était définitivement ou sûrement une arme de dissuasion rendant les conflits directs impossibles entre pays détenteurs et il n’y avait que les James Bond et autres fictions pour spéculer sur la proximité du risque nucléaire. Certes, alors que le siècle se terminait en 1998, deux pays, l’Union indienne et le Pakistan, faisaient exploser leurs premières bombes atomiques pour montrer leur détermination et leur capacité à leur adversaire de toujours. Toute chose perçue comme une intimidation et une démonstration de puissance.

La gouvernance mondiale au début du XXIᵉ siècle semblait capable de juguler le risque nucléaire

Le président américain B. Obama avait formulé l’objectif, en 2009 dans le discours de Prague, d’un monde sans armes nucléaires. « Les États-Unis, en tant que seule puissance nucléaire à n’avoir jamais utilisé une arme nucléaire, ont la responsabilité morale d’agir. » La poursuite du désarmement se fit entre Américains et Russes par le traité New Start, signé en 2010 et valable 10 ans. Ce dernier prévoyait une diminution des armes nucléaires déployées (non du stock global) des deux grandes puissances. Il fut respecté et reconduit en 2021 pour cinq ans supplémentaires, en dépit des relations alors déjà difficiles entre les deux pays.

C’est un succès qu’il faut relever. Certes, la course aux armements se poursuit par d’autres manières. Désormais, le plan de frappe classique est d’envoyer un seul missile doté de plusieurs têtes nucléaires et la compétition porte sur ces vecteurs et sur le meilleur moyen d’atteindre sa cible. Quoi qu’il en soit, et même si le nombre d’ogives nucléaires a diminué, « la capacité de destruction des arsenaux nucléaires de la planète dépasse l’entendement », pour Benoît Pélopidas, chercheur et fondateur du programme d’étude des savoirs nucléaires à Sciences Po. Son laboratoire a pu estimer que les capacités de destructions actuelles représentent 400 fois celles de tous les explosifs utilisés pendant la Seconde Guerre mondiale.

Dans le même temps, il fallait lutter contre la prolifération

Deux pays signataires du TNP inquiétaient au début du XXIᵉ siècle : la Corée du Nord et l’Iran. La communauté internationale échouait à empêcher la Corée du Nord, dirigée par Kim Jong-un, de se doter de l’arme nucléaire. Après s’être retirée du TNP en 2003, et malgré des négociations en cours, la Corée du Nord fit exploser sa première bombe nucléaire en 2006. Cinq autres essais suivirent jusqu’en 2017. Depuis, elle s’efforce d’améliorer ses vecteurs en développant un programme de missiles balistiques, inquiétant ses voisins sud-coréens et japonais. Ceci provoquant, en mars 2022, une réunion en urgence du Conseil de sécurité de l’ONU.

Ni les sanctions internationales draconiennes, ni Trump qui rencontra Kim Jong-un, ni la Chine, son voisin le plus complaisant, n’ont véritablement de prise sur ces programmes nucléaires, garantissant d’abord la survie du régime. Le danger que représentait le programme nucléaire iranien fut mieux géré. Les sanctions de la communauté internationale prises depuis 2006 et la volonté d’Obama d’aboutir à un accord permirent la signature de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien (JCPoA) en 2015, prévoyant la levée progressive des sanctions en contrepartie d’un contrôle de ses activités nucléaires par l’AIEA.

Ainsi, la communauté internationale mondiale a su relativement bien gérer ces risques nucléaires. En janvier 2021 est entré en vigueur le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires. Porté par de très nombreuses ONG, représentant la société civile mondiale, il a été ratifié par 51 États. Ce qui lui a permis de devenir un instrument de droit international. Il rend la production, la détention et l’usage de l’arme nucléaire illégaux. Mais sa portée est formelle puisqu’aucun pays détenteurs d’armes nucléaires ne l’a signé. Au contraire, depuis quelques années, les motifs d’inquiétudes sont plus nombreux et les menaces de Poutine en Ukraine font craindre le pire.

Alors, quel est le risque nucléaire aujourd’hui ?

L’usage d’armes nucléaires est-il envisageable ? Le TNP fonctionnera-t-il encore au XXIᵉ siècle ? Est-il possible d’éviter l’apocalypse ?

Le risque nucléaire semble croître depuis quelques années

Il existe aux États-Unis un institut scientifique (The Atomic Scientists) fondé par Einstein et l’université de Chicago en 1945, qui tous les ans depuis 1947 publie l’horloge de la fin du monde (doomsday clock). C’est un indicateur symbolique de la probabilité d’une apocalypse nucléaire. Il prend en compte les arsenaux nucléaires, comme la situation géopolitique internationale, et tous les risques que cela recèle. Or, ils ont publié en janvier 2022 leurs dernières prévisions. Selon eux, jamais l’humanité n’a été aussi vulnérable (elle serait à 100 secondes avant minuit, heure de l’apocalypse), du fait des risques liés à la fois aux armements nucléaires, au changement climatique et aux nouvelles technologies dans d’autres domaines.

Plusieurs sources d’inquiétudes existent sur le nucléaire

À la fois sur une relance d’une course aux armements et sur la prolifération nucléaire. En dépit du traité New Start, la course aux armements n’a pas disparu. Le stock d’armes nucléaires ne diminue plus, voire augmente pour certains pays comme la Chine, l’Inde, le Pakistan et la Russie. Les inquiétudes les plus sérieuses portent sur la Chine, sur laquelle on peine à posséder des chiffres fiables, mais certaines estimations avancent le chiffre de 1 000 têtes nucléaires en 2030.

Il y a par ailleurs des recherches qualitatives. Efforts des pays pour développer des missiles hypersoniques, poursuites des essais d’armes antisatellites, développement de missiles sol/sol à longue portée par la Chine, etc. Si Obama rêvait d’un monde sans armes nucléaires, il avait cependant donné son aval à la modernisation coûteuse des forces nucléaires américaines.

Mais son successeur a clairement pris des initiatives malheureuses. Outre sa rencontre totalement inefficace avec Kim Jong-un, il a dénoncé deux traités protecteurs. D’une part, Trump a retiré les États-Unis du JCPoA, incitant les Iraniens à reprendre l’enrichissement de l’uranium. D’autre part, il a dénoncé le traité sur les forces nucléaires intermédiaires signé en 1987 entre EU et URSS, particulièrement important pour les Européens, puisqu’il leur garantissait qu’aucun missile à moyenne portée sur le sol européen n’était porteur de ce type de charge nucléaire. Les États-Unis considéraient, avec de bons arguments, qu’il n’était plus respecté par les Russes. Bref, l’Europe est moins protégée depuis 2019.

Le TNP sera-t-il suffisant au XXIᵉ siècle pour éviter la prolifération nucléaire ?

Il faut que les États signataires acceptent les inspections de l’AIEA. Cette agence a un rôle central dans la sécurité des usages du nucléaire. Elle a besoin de la collaboration entière des États. Ce n’est pas toujours gagné. L’accord sur le nucléaire iranien est encore sur la table, les négociations se poursuivent. Les Iraniens insistent sur le fait qu’il s’agit d’un dossier tout à fait distinct de l’Ukraine et le négociateur russe est encore à la manœuvre.

La guerre en Ukraine a mis en évidence l’intérêt de l’arme nucléaire comme arme de dissuasion

Cela ne risque-t-il pas de donner des idées à d’autres États ?

L’arme nucléaire est une arme de dissuasion. Elle vise à préserver la paix par sa capacité, connue de tous, à nuire considérablement à l’adversaire. La dissuasion est un concept militaire né dans les années 1950. Pour B. Tertrais, elle repose « sur un dosage subtil de transparence et d’ambiguïté calculée ». Transparence sur sa capacité à frapper, ambiguïté sur les ripostes envisagées, sur l’usage qui pourrait en être fait. Elle tend en général à consolider les situations et à encourager le statu quo. Ce n’est pas vraiment le cas avec l’agression russe en Ukraine.

Il faut observer la situation : la Russie, un pays doté de l’arme nucléaire, a agressé un pays non doté, l’Ukraine. Si l’Ukraine n’est pas membre de l’OTAN, Poutine devait néanmoins s’assurer que les voisins de l’Ukraine n’allaient en aucune manière intervenir dans le conflit. Par exemple, pour répondre à la demande insistante du président Zelensky, qui appelait à « fermer le ciel » au-dessus de son pays pour empêcher les bombardements.

Poutine mène une politique d’intimidation

Poutine, en sous-entendant que ceux qui s’opposent à lui pourraient connaître un conflit qu’ils n’ont jamais connu, mène une politique d’intimidation. Et cela marche. Aucun pays de l’OTAN ne peut aider Zelensky, car aucun ne veut prendre le risque de l’usage de l’arme nucléaire par Poutine. Les capacités nucléaires russes sont connues, mais les conditions qui pourraient l’amener à utiliser cette arme sont inconnues. Les réactions de ce dirigeant peuvent être à craindre. Il est de plus en plus dictateur, de plus en plus isolé, de plus en plus paranoïaque et de plus en plus nostalgique du passé russe.

En cela, la guerre russo-ukrainienne peut donner envie à d’autres pays de se doter d’une capacité nucléaire stratégique, qui à la fois sanctuariserait leur territoire et aussi leur permettrait certaines actions. Il est clair que la Chine observe tout cela avec attention, tout en sachant que la réaction américaine sur Taïwan serait sûrement plus ferme. L’Iran peut voir ici la preuve de l’intérêt à son tour de devenir puissance nucléaire.

L’arme nucléaire pourrait-elle être un jour une arme tactique offensive utilisée dans le champ de bataille ?

Depuis la guerre froide, il existe deux conceptions dans l’usage de l’arme atomique. Soit elle est considérée comme une arme purement défensive, stratégique, le nucléaire dissuadant l’adversaire d’attaquer. La puissance nucléaire aura alors à cœur de démontrer qu’elle possède des armes puissantes qu’elle est capable d’utiliser de manière variée. Soit l’État doté envisage un usage de l’arme atomique sur le champ de bataille. Dans ce cas, il dispose d’armes nucléaires de relativement faible puissance, utilisables sur des missiles classiques à la place des armes conventionnelles.

Depuis la fin de la guerre froide, les Occidentaux ont renoncé à posséder des armes nucléaires tactiques, mais pas la Russie. Elles peuvent être utilisées pour détruire des objectifs militaires. Postes de commandement, bases aériennes, flottes, tout en sachant que les dégâts collatéraux (nuages radioactifs, régions détruites, victimes civiles…) seront bien là. Donc, la question est posée : V. Poutine serait-il prêt à utiliser l’arme nucléaire sur le théâtre d’opérations ukrainien ?

Cette question interroge les doctrines nucléaires des États dotés. À quelles conditions sont-ils prêts à utiliser cette arme ? À cet égard, il existe des différences de doctrines entre les États nucléaires. Les Chinois insistent depuis 1964 sur leur doctrine du non-usage en premier. Pour un pays comme la France, le nucléaire est une pure arme de dissuasion. La doctrine nucléaire russe n’est pas formulée explicitement mais peut être comprise par un ensemble de déclarations. Ainsi, en 2020, la Russie a expliqué que l’arsenal nucléaire pouvait devenir une arme tactique pouvant répondre à des attaques non nucléaires si l’existence de l’État russe est en question.

Le risque nucléaire est-il aussi proche que le dit l’horloge de la fin du monde ?

Que faut-il en conclure ? Qu’en pensent les experts ?

B. Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, insiste sur le fait que les menaces de Poutine relèvent d’un bluff et d’une stratégie. « Cette élévation ostensible de l’alerte des forces nucléaires est une marque de faiblesse. Poutine cherche à impressionner la communauté internationale, à faire peur, pour que nous cessions de soutenir l’Ukraine. Cela dit, je ne dirai jamais que dans ce type de crise il y a zéro risque d’escalade nucléaire. »

Le géopoliticien Cyrille Bret le rejoint sur ce point, les autorités russes jouent leur crédibilité dans cette guerre. Le risque nucléaire est donc sérieux. Benoît Pélopidas le dit clairement : « Aujourd’hui, nous assistons à la fois à de la gesticulation nucléaire et à une situation de guerre ouverte, ce qui est très inquiétant. De jour en jour, les voies de sortie pour Vladimir Poutine se réduisent. Il ne faut pas pousser au désespoir un dirigeant qui est capable de mettre fin au monde. On ne peut pas oublier cette asymétrie dans la capacité de nuisance. Ni que l’Ukraine compte quinze réacteurs nucléaires, en pleine zone de combats. Nous sommes exposés à une vulnérabilité nucléaire. »

Une vulnérabilité oubliée

Cette vulnérabilité dont parle Benoît Pélopidas avait été oubliée. Le conflit la rappelle. Poutine est un stratège et un tacticien, il connaît la capacité de l’OTAN, il sait qu’il aurait bien peu à gagner à utiliser cette arme et beaucoup à perdre, lui qui tient à redonner une stature internationale à la Russie. Le 2 mars dernier, lors du vote de l’Assemblée générale de l’ONU sur une résolution contre la guerre en Ukraine, condamnant la mise en alerte de ses forces nucléaires et demandant le retrait des troupes russes, des pays émergents importants comme l’Inde, la Chine, l’Iran, se sont certes abstenus. Mais Poutine sait aussi que seuls quatre pays ont voté avec la Russie contre la résolution : la Syrie, la Biélorussie, la Corée du Nord et l’Érythrée. On a là les soutiens que l’on mérite et il ne peut agir seul contre tous.

Cet article va donc se conclure ici, si tu veux en savoir plus, tu peux lire le livre de B. Pélopidas, Repenser les choix nucléaires, publié aux Presses de Sciences Po en 2022.

Tertrais a publié en 2011 un petit livre très pratique, La menace nucléaire (chez A. Colin). Tu peux trouver sur les sites Telos ou Theconversation des analyses pertinentes sur les événements ukrainiens et leurs enjeux.