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Cet article va se pencher sur un acteur un peu particulier du jeu géopolitique : le numérique. Son développement depuis 20 ans a induit de nouveaux acteurs, comme les fameuses GAFAM. Mais le numérique est devenu lui-même source de puissance et vecteur d’influence pour les acteurs traditionnels que sont les États (poids des réseaux sociaux, action des trolls et autres outils de propagande…). Finalement, ce secteur est lui-même un objet de convoitise et de rivalité : la course aux technologies numériques n’ayant rien à envier à la course aux armements.
L’exemple de Twitter : un réseau d’influence et une source de puissance dans les mains d’Elon Musk ?
Elon Musk a annoncé le rachat du réseau social Twitter (pour 44 milliards de dollars) en avril dernier. L’affaire continue de faire couler beaucoup d’encre, le rachat étant suspendu mi-mai à l’examen des faux comptes existants. La fortune de Musk vient à l’origine du numérique avec le succès initial de PayPal, dont il se désengagea rapidement. Il a ensuite connu des réussites industrielles avec l’entreprise Tesla et SpaceX (voir l’article « La conquête de l’espace et ses enjeux »).
Politiquement, Elon Musk est un libertarien. C’est-à-dire qu’il est attaché à une conception très minimaliste de l’État. Il est, selon ses mots, « un absolutiste de la liberté d’expression ». Logiquement, il est hostile aux démocrates et c’est ainsi qu’il a déplacé le siège social de Tesla de la Californie vers le Texas, une terre plus républicaine.
Il a expliqué que le rachat de Twitter répondait à un double objectif : augmenter la liberté d’expression par le biais de ce réseau et mieux valoriser l’entreprise, qui a perdu 220 millions de dollars en 2021 (sur cinq milliards de chiffre d’affaires). Il a affirmé qu’il était prêt à redonner à Trump son compte Twitter, que ce dernier avait perdu après l’attaque par ses supporters du Capitole.
Musk veut rassurer sur ses intentions. Il explique que tout ceci se fera conformément à la loi, mais beaucoup s’interrogent. Ce réseau social, qui a 220 millions d’utilisateurs au quotidien, est une vraie source de puissance et d’influence. La vision libertarienne d’Elon Musk crée le risque de laisser libre cours à la désinformation, à la haine, au complotisme, au racisme, puisqu’il entend modérer les modérateurs…
Or, des études scientifiques récentes ont montré que sur Twitter, les fausses informations circuleraient six fois plus vite que les vraies. Ou encore, qu’une fausse information a 70 % de chances de plus d’être republiée qu’une vraie information. Rien de surprenant, car nous sommes naturellement attirés par le spectaculaire, le disruptif, voire le choquant…
Alors Twitter, un faiseur d’opinions ? Et Musk, qui en moins de trois jours a mis sa constellation de satellites Starlink à disposition du gouvernement ukrainien pour la réception d’Internet, devient-il un acteur politique et géopolitique ?
Pour écouter le podcast :
Tu peux retrouver ICI tous les épisodes de notre podcast La Pause géopolitique !
Deux événements ont mis en valeur les enjeux d’Internet
Le 28 avril, une coalition pour l’Internet ouvert et libre a été lancée
60 pays, à savoir la plupart des démocraties à l’exception notable de l’Inde, du Brésil et de l’Afrique du Sud, ont signé un texte souhaité par les États-Unis, négocié pendant six mois. Cette déclaration dénonce la montée d’un autoritarisme numérique.
Elle affiche des objectifs : renforcer la protection de la vie privée, la libre circulation de l’information et la neutralité du Net (ce qui implique de permettre aux citoyens d’accéder à des connexions fiables, abordables et sans limitation préalable de contenus), lutter contre la cybercriminalité, les formes de violence en ligne et même résister à la fragmentation de l’Internet mondial.
Ce partenariat n’est pas contraignant, il vise surtout à isoler la Chine et la Russie qui développent de leur côté un usage d’Internet à l’opposé de bien de ces objectifs. Avec ce partenariat, une géopolitique du Net se dessine clairement…
Fin avril, l’Union européenne s’est dotée d’un nouveau texte
Le Digital Services Act, ou DSA. Alors que Musk promet de libérer la parole sur Twitter – ce qui en clair veut dire un partage débridé d’opinions sans filtre, sans loi, sans contrôle –, l’Union européenne se dote d’une nouvelle législation sur les services numériques, qui devrait entrer en vigueur au début 2023.
Les réseaux sociaux, les sites d’e-commerce (tout ce que l’on appelle plateformes numériques) devront être plus responsables et transparents sur les contenus et produits diffusés. Le postulat simple est que tout ce qui est interdit dans la vie réelle doit l’être sur le Net : apologie du terrorisme, atteintes aux mineurs, diffamation, vente de produits contrefaits …
Ainsi, en un mois, l’UE s’est dotée d’un véritable arsenal législatif pour faire pièce à la puissance des acteurs du numérique. Ce texte vient en effet juste après l’adoption du Digital Market Act, qui veille à ce que les plateformes respectent un cadre concurrentiel. L’intérêt de ces deux textes est leur cadre européen : ce n’est que parce qu’ils concernent 27 États et 450 millions d’habitants que les plateformes vont devoir adapter leurs pratiques.
Ces deux événements montrent que 30 ans après la naissance d’Internet, le Web est devenu un vecteur de puissance et d’influence et que les États ne peuvent laisser le fonctionnement de la toile aux seuls intérêts privés.
Dans ce jeu géopolitique, la scène est d’abord le cyberespace
L’espace numérique possède trois composantes majeures.
D’une part, l’infrastructure matérielle, sans laquelle rien ne peut avoir lieu. Câbles, routeurs, data centers sont gérés par des opérateurs de télécommunications la plupart du temps (Orange, Vodafone, etc.)
Deuxième composante : les données numériques, les datas. Elles circulent, sont stockées et analysées en permanence, et finissent par acquérir une grande valeur, car elles permettent d’anticiper le comportement des individus à des fins commerciales, stratégiques, d’intérêt public… Le nombre de données émises est multiplié par deux tous les deux ans, voire moins. C’est dire que le cyberespace ne cesse de s’épaissir.
Enfin, dernière composante : les plateformes numériques et applications diverses. Elles sont l’interface entre l’individu et le cyberespace. Ces entreprises ont acquis très rapidement une puissance et une influence surprenantes.
Dans les rivalités géopolitiques qui vont naître autour du cyberespace, deux grands types d’acteurs se rencontrent. Des États ou organisations politiques régionales, comme l’Union européenne, qui sont désormais décidés à contrôler/réglementer/exploiter ces canaux numériques. Et des entreprises privées, les plateformes numériques qui sont devenues des acteurs géopolitiques même si elles s’en défendent.
Bien sûr, les citoyens sont aussi des acteurs indispensables de l’espace numérique. Certains individus vont avoir un rôle essentiel : lanceurs d’alerte, hackers, créateurs de blockchain… mais dans le jeu géopolitique, la plupart des internautes sont des cibles dont les données sont recherchées.
Les Etats, acteurs des rivalités dans le cyberespace.
Il est aisé de comprendre que dans le rapport de force qu’ils peuvent avoir avec les entreprises du numérique, ou dans leur volonté d’avoir une stratégie numérique, leur effet de masse est essentiel. C’est la raison pour laquelle les Européens doivent légiférer ensemble pour les réguler.C’est pour cette raison qu’une taxation purement française des entreprises du numérique butait sur un nombre considérable d’obstacles…
Pour beaucoup d’États, l’enjeu est d’abord d’établir des connexions sûres et larges au Web mondial (d’où les projets des constellations de satellites en basse orbite pour développer un Internet qui aujourd’hui est diffusé à 99 % par les câbles sous-marins).
4,7 milliards d’individus dans le monde étaient utilisateurs d’Internet en 2021, soit 60 % de la population mondiale. Cela signifie une fracture numérique mondiale qui laisse de côté environ 40 % des humains. Dans ces conditions, seul un nombre restreint d’États ont les moyens d’une politique et d’une stratégie numériques ambitieuses.
Les plateformes numériques, l’autre grand acteur du monde d’Internet
Ce sont des entreprises qui ont des logiques de marché dématérialisées. Elles organisent un écosystème d’utilisateurs et de producteurs. Ces plateformes exploitent les données des utilisateurs pour optimiser les flux d’échanges et cibler les attentes. Leurs profits sont directement liés à l’exploitation de ces données, la fameuse data, qu’elles peuvent monétiser notamment auprès des annonceurs publicitaires.
Dans cette catégorie se trouvent des réseaux sociaux comme LinkedIn, des places de marché comme Amazon ou Alibaba, des messageries comme WeChat ou WhatsApp et des interfaces qui permettent la diffusion de contenus fournis par les utilisateurs comme YouTube, TikTok, Instagram …
La puissance de ces plateformes est liée à deux choses. D’une part, leur nombre d’utilisateurs qui peut être faramineux. Facebook a 2,9 milliards d’utilisateurs. TikTok, 1 milliard. YouTube, 2 milliards… Des chiffres astronomiques.
D’autre part, leur puissance vient de leur concentration. The winner takes all (le gagnant rafle la mise) et effectivement, la firme qui arrive à être la mieux placée attire les utilisateurs et tend naturellement à éliminer ses concurrents. Acquérant une situation quasi monopolistique. Ces firmes très rentables peuvent ensuite racheter systématiquement les potentielles concurrentes, accentuant la concentration du secteur. C’est ainsi que Facebook possède WhatsApp, Instagram, Messenger et que Google a racheté YouTube…
L’exemple de GOOGLE, une des puissantes GAFAM
Au sein de ces firmes géantes du numérique, la Big Tech, on isole souvent les GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Les Américains utilisent l’acronyme FAANG, Netflix remplaçant la firme Microsoft.
Prenons l’exemple de la puissance de Google : la firme n’a qu’une vingtaine d’années. Elle est née en 1998, en Californie, dans la Silicon Valley. Elle a été fondée par deux étudiants en informatique, Sergey Brin et Larry Page. Sa réussite est liée à l’invention d’un moteur de recherche, dépouillé, simple et rapide, qui va rapidement s’imposer et lui permet d’engranger des profits publicitaires.
L’entreprise a diversifié rapidement ses activités : messagerie (Gmail), géolocalisation, cadastre, système d’exploitation Android, domotique, voitures intelligentes, intelligence artificielle, santé… Sa trésorerie lui permet de mener une politique de rachat systématique de start-up prometteuses (260 entreprises rachetées depuis sa création).
Depuis trois ans, toutes ces entreprises sont regroupées dans une même structure financière : Alphabet, dirigée par Sundar Pichai. La puissance financière de la firme se lit à ses profits. 40 milliards en 2020 par exemple sur un chiffre d’affaires de 180 milliards, 76 milliards en 2021 pour un chiffre d’affaires de 260 milliards. Sa capitalisation boursière a dépassé les 2 000 milliards de dollars de capitalisation début 2022 (elle a depuis baissé avec le contexte géopolitique actuel), sa puissance est également liée au nombre d’utilisateurs de sa messagerie Gmail (entre 1,5 et 2 milliards).
Ces plateformes numériques sont bien des acteurs géopolitiques transnationaux
Elles incarnent un technopouvoir et peuvent se poser en concurrentes des États sans en assumer les responsabilités. Le meilleur cadastre au monde est sans doute celui de Google Maps. Les systèmes de paiement Apple Pay, Google Pay ou Amazon Pay échappent aux contraintes réglementaires. Ces firmes édictent leurs propres lois (les CGU, conditions générales d’utilisation généralement acceptées sans être lues). Elles donnent ou pas le moyen de communiquer et sont indispensables aux États pour la lutte contre la criminalité, le terrorisme…
La sociologue américaine Shoshana Zuboff a proposé en 2019 de parler d’un capitalisme de surveillance pour qualifier la nouvelle économie qu’elles génèrent. Les firmes ont modifié le rapport entre entreprises et consommateurs. Elles vivent de leurs données qu’elles monnaient et qui permettent d’anticiper leurs prévisions d’achat, leurs centres d’intérêt. Ces plateformes peuvent façonner les comportements, achats, opinions en les influençant à la source par ce qui est proposé aux utilisateurs sur le Net.
Ce qui est donc remarquable, ce sont les transformations induites par l’irruption de ces mastodontes numériques en un temps aussi court : une vingtaine d’années. Les hiérarchies économiques sont bouleversées, mais désormais, le champ géopolitique est aussi affecté par le numérique qui s’immisce dans les rapports de force.
Retour sur une si brève histoire : Quand est né Internet ?
Internet est né au début des années 1970, par l’échange de données entre ordinateurs à l’université de Los Angeles. Le Web, qui va donner naissance à l’Internet, naît en 1991 grâce à un chercheur britannique au CERN : Tim Berners-Lee. Les plateformes numériques naissent surtout au début du XXIᵉ siècle. L’entrée du numérique dans le jeu géopolitique est donc récente. Comment en une vingtaine d’années le numérique devient-il un objet de rivalités, de convoitises entre États ? Un véritable outil de pouvoir ?
Quels sont les rivaux apparus dans cette compétition ?
Les États-Unis ont fait la course en tête
La technopole de la Silicon Valley s’est développée à partir des années 1970. Elle est devenue une référence pour le monde entier. Son attractivité est mondiale : 75 % des fondateurs d’entreprises de la Silicon Valley ne sont pas nés aux États-Unis.
Grâce au numérique, à partir des années 1990, les États-Unis reprennent un leadership économique qui avait été mis à mal dans les années 1980. Cette nouvelle économie conforte leur place de numéro 1 mondial dans les domaines technologique et militaire. Elle est pour beaucoup dans leur victoire finale sur l’URSS dans la guerre froide, du fait du fossé technologique croissant entre eux (projet de bouclier spatial de Reagan).
La relation de l’État fédéral avec les firmes de la Big Tech a toujours été pour cette raison ambiguë. Le pouvoir politique américain depuis Obama fait de l’industrie numérique un pilier du développement économique et un élément clé de la stratégie de sécurité. Ces firmes servent l’Amérique, car elles véhiculent une culture et une vision du monde américaines.
L’État ne peut se passer de leurs considérables capacités de recherche et d’innovation (le budget de R&D d’Amazon est équivalent à celui de toutes les entreprises du CAC 40 réunies). L’exterritorialité des lois américaines permet aux autorités de réquisitionner les GAFAM afin qu’elles leur fournissent les données circulant sur leurs réseaux ou stockées dans leurs serveurs. Le Cloud Act de 2018 permet à l’Administration de collecter des données de serveurs, quelle que soit leur localisation du moment, que la société soit Américaine ou qu’elle fasse du business avec les États-Unis. Il y a là un indéniable atout géopolitique, un savant marché entre les GAFAM et le pouvoir fédéral. En échange de la protection de l’État et de sa bienveillance face à des situations monopolistiques, les GAFAM agissent comme un instrument de puissance.
La Chine depuis cherche à combler son retard.
La Chine a cherché rapidement à combler son retard et à édifier son propre système numérique. Il y avait 22 millions d’internautes chinois en 2000, ils sont 850 millions aujourd’hui. Le pays a beaucoup d’atouts. Une profusion de données grâce à des utilisateurs peu regardants sur l’usage qui en est fait, des entrepreneurs avides de succès, de nombreux chercheurs compétents en intelligence artificielle et un pouvoir politique soutenant ce secteur tout en cherchant à le contrôler. Le pays est pionnier dans de nombreux domaines (paiement par smartphone, reconnaissance faciale).
C’est ainsi que le pouvoir a soutenu des entrepreneurs privés comme Jack Ma, fondateur d’Alibaba, ou encore Ma Huateng dit Pony Ma, fondateur de Tencent, dont l’application WeChat rassemble plus d’un milliard d’utilisateurs.
Les BATX désignent les quatre grandes firmes du Web chinois : Baidu, moteur de recherche fondé en 2000, Alibaba, Tencent et Xiaomi, fabricant de smartphones. Tout cela n’est pas sans contradiction. La Chine a besoin d’entrepreneurs privés pour donner cette dynamique indispensable à ce secteur, mais entend avec Xi Jinping de plus en plus contrôler ces firmes, outils de puissance.
Ces grands dirigeants ont rapidement été invités à intégrer le PCC quand il n’avaient pas de liens étroits avec le parti, comme pour le fondateur de Huawei, ancien ingénieur de l’armée chinoise, Ren Zhengfei (Ma Huateng est député à l’assemblée populaire).
En 2015, Xi a lancé le plan Made in China 2025. Il annonce les ambitions chinoises dans les hautes technologies avec la volonté, notamment dans le numérique, de monter en gamme et en autonomie productive. La loi chinoise de 2017 sur le renseignement impose aux entreprises et aux citoyens de coopérer en toute discrétion avec les services de renseignements. Les entreprises du numérique comme les autres sont au service du parti et du pays.
Les ambitions chinoises ont rapidement inquiété les États-Unis.
Elles sont devenues insupportables pour un dirigeant comme Trump. William Barr, son ancien procureur général (ministre de la Justice), parlait d’une Blitzkrieg technologique pour désigner les progrès chinois. Depuis 2012, les entreprises chinoises ZTE et Huawei étaient considérées par le comité sur le renseignement du Congrès américain comme des menaces à la sécurité nationale.
L’entreprise Huawei a été au cœur des tensions. Elle est le premier équipementier de réseaux mobiles au monde devant Ericsson, Nokia… C’est sous Trump que s’engage un véritable conflit : son administration décide d’éliminer l’entreprise des appels d’offres pour la 5G sur le territoire américain et demande à ses alliés de faire pareil. Le risque d’espionnage est trop important. Les composants Huawei pouvant comporter des portes dérobées, des programmes malveillants, des micropuces permettant des accès à distance.
En 2018, les échanges entre pays africains au sein de l’UA ont été piratés et transmis en Chine par le biais du système informatique du bâtiment. Bâtiment construit et offert par les Chinois avec du matériel Huawei. L’Administration Trump interdit à l’entreprise de se fournir en composants électroniques aux États-Unis ou d’utiliser la version Android de Google pour ses smartphones. L’innovation devient l’une de ces guerres invisibles qui structurent le temps présent.
Poutine a déclaré en 2017 : « Celui qui deviendra leader en intelligence artificielle deviendra le maître du monde. » Mais il savait que la Russie n’avait ni les moyens techniques ni financiers de suivre cette compétition. Il chercha à faire du numérique un atout pour développer ses moyens d’action par le biais du contrôle de l’information et une forme de nationalisation du Web russe, progressivement pris en main par le pouvoir, obligeant en 2014 les plateformes à stocker les données de leurs utilisateurs russes sur des serveurs situés en Russie.
Sur quoi porte la compétition entre ces acteurs ?
Une course aux technologies numériques.
Elle peut faire penser à la course aux armements. C’est le premier aspect de ces rivalités géopolitiques, peu de pays font cette course à l’intelligence artificielle. Et cette course s’accélère et se modifie. Depuis le début de la guerre en Ukraine, 50 à 70 000 programmeurs et développeurs russes auraient quitté leur pays, notamment pour Israël. Cette matière grise fera défaut un jour proche à Poutine dans sa volonté de puissance.
Une introduction des technologies numériques dans la guerre et les conflits .
Lorsque les rivalités deviennent conflit, la guerre est aussi transformée par l’introduction des technologies numériques. Depuis février 2022, la guerre en Ukraine a mis en évidence l’importance du renseignement, du numérique dans les opérations militaires (géolocalisation) et le rôle de la cyberguerre. Art dans lequel Russes et Ukrainiens sont passés maîtres.
Les virus informatiques sont un puissant moyen d’affaiblir les ressources de l’adversaire. Historiquement, quelques pays se sont rapidement distingués dans la cyberguerre. Les États-Unis, Israël, la Corée du Nord… De nombreux pays se sont dotés de cyberarmée, à l’image des États-Unis qui ont un état-major spécifique : le US Cyber Command.
Depuis le début de l’offensive russe, des groupes d’informaticiens se sont constitués un peu partout dans le monde pour lancer un maximum d’attaques informatiques contre les infrastructures numériques russes. Ils portent des noms divers comme Anonymous, IT Army of Ukraine, Belarusian Cyber Partisans. Le ministre du Numérique ukrainien, Mykhailo Fedorov, explique que la cyberguerre durera jusqu’à ce que le dernier char russe quitte l’Ukraine. La Russie de son côté utilise cette arme. L’Union européenne l’a accusée d’être derrière une attaque qui a visé le réseau du satellite KA-SAT au début du conflit et qui a pénalisé des entreprises bien au-delà de l’Ukraine.
Une bataille de la communication.
La maîtrise de l’information et la propagande sont aujourd’hui le nerf de la guerre. C’est ainsi que Facebook et Instagram ont été bloqués en Russie dès le mois de mars. La Russie avait depuis plusieurs années développé une stratégie de guerre de l’information et de propagande via des usines à trolls (faux comptes d’utilisateurs de réseaux sociaux qui diffusent des informations ciblées, voire des fake news/des infox).
Son action a été prouvée lors de l’élection présidentielle de 2016. L’Internet Research Agency, l’entreprise de l’oligarque russe Evgueni Prigojine basée à Saint-Pétersbourg, proche de Vladimir Poutine, est le berceau de campagnes de désinformation déployées en Russie comme à l’étranger. La Russie possède ainsi un sharp power que Joseph Nye définit comme « l’usage trompeur d’informations à des fins hostiles ».
Et l’Europe dans tout cela ?
Elle semble singulièrement absente, manquant de grandes firmes dans le secteur du numérique d’une part et d’autre part, tardant à utiliser le numérique comme outil de puissance, même si l’obtention de son propre système de géolocalisation Galileo est un outil important.
Cette faiblesse s’explique par tout un contexte. Ce ne sont pas les compétences qui font défaut, bien que l’attractivité des États-Unis soit essentielle. L’insuffisante unification du marché du numérique a été sûrement un facteur pénalisant, le manque de capital-risque aussi. Les firmes américaines ont ainsi pu s’installer tranquillement au risque d’une dépendance qui n’est que l’un des enjeux des années à venir.
Quels sont les enjeux et perspectives géopolitiques désormais ?
L’actualité récente, avec d’une part la pandémie, qui a accéléré la numérisation de la société, et la guerre en Ukraine, qui a bouleversé les rapports géopolitiques mondiaux, a accentué cette compétition dans le champ technologique.
La course aux technologies numériques continue.
La compétition porte aujourd’hui sur les semi-conducteurs, la blockchain, le cloud et le edge computing, c’est-à-dire le traitement local des données, et enfin l’informatique quantique, technologie de rupture avec des machines des millions de fois plus puissantes et plus rapides. Aujourd’hui, par exemple, on peut parler d’une bataille pour la suprématie quantique dans laquelle sont engagés laboratoires de recherche, grandes entreprises et États (États-Unis, Chine, Allemagne, Royaume-Uni et France qui a lancé en janvier 2021 sa « stratégie quantique »).
Sur de nombreux sujets, les dés ne sont pas jetés. Le numérique rentre dans le jeu politique et géopolitique et les États ont partout tendance à penser qu’il leur faut reprendre la main sur des entreprises numériques si utiles, mais devenues trop puissantes ou trop indépendantes. L’évolution actuelle pose de nombreux enjeux sociétaux (comme celui de la surveillance numérique), économiques (la richesse des firmes du numérique et les inégalités qu’elles génèrent).Trois tendances peuvent être d’ores et déjà observées dans le domaine géopolitique.
Première tendance, le cyberespace tend à être de plus en plus cloisonné.
Est-ce la fin du rêve d’un Internet libre et ouvert connectant le monde ? Le chercheur Julien Nocetti parle de fragmentation du Web. Il montre que depuis 10 ans, la Russie s’est préoccupée de prendre le contrôle d’Internet afin de cloisonner l’espace numérique russe.
En cela, elle agit comme la Chine dans une double démarche qui vise, d’une part, à contrôler les contenus par une censure efficace, et d’autre part, à maîtriser tous les services numériques en proposant une offre spécifiquement nationale (moteurs de recherche, réseaux sociaux, plateformes de vidéo et infrastructures techniques).
La spécificité des alphabets chinois et russe facilite cela, mais l’État joue un rôle ici déterminant. Pour Xi Jinping, en Chine, le contrôle du cyberespace est déterminant pour la sécurité du parti. L’expression de grande muraille numérique est utilisée pour désigner la fermeture du cyberespace chinois, Google a quitté la Chine en 2010, idem pour Amazon, Uber… Seule grande firme encore présente : Apple. Mais la Chine entend bien se passer totalement des firmes extérieures pour des raisons politiques et de prestige. D’ailleurs, la « grande muraille numérique » s’appelle en Chine le « bouclier doré ».
Depuis deux-trois ans, cette fragmentation du Web s’accentue sous l’effet des tensions sino-américaines, de la pandémie et de la guerre en Ukraine. Pourtant, pour rester présentes dans certains pays, des plateformes sont prêtes à bien des concessions. Ainsi, Facebook et YouTube ont passé un accord avec l’État du Kazakhstan pour coopérer sur les contenus jugés préjudiciables par l’État.
Cette fragmentation du cyberespace est d’abord une contestation du leadership numérique des États-Unis. C’est pour cela que ceux-ci affirment toujours vouloir défendre un Internet libre et ouvert. Les Américains craignent de voir l’Europe échapper à sa zone d’influence en revendiquant sa souveraineté numérique.
Deuxième tendance, la quête de la souveraineté numérique est essentielle, mais difficile à obtenir.
Les Européens en savent quelque chose. La crise sanitaire a contribué un peu plus à montrer les contraintes liées aux chaînes de valeur et la dépendance forte vis-à-vis des semi-conducteurs produits en Asie pacifique, notamment par l’entreprise taiwanaise TSMC. Cette entreprise a un quasi-monopole des puces électroniques de dernière génération. La Chine importe par exemple environ 350 milliards de dollars par an de semi-conducteurs.
L’Union européenne est encore davantage confrontée à ce défi de la souveraineté numérique. Comment la garantir ? La Commission européenne entend combler le retard européen en investissant 20 % du plan de relance de 750 milliards d’euros dans la transition numérique.
Le plan « Boussole numérique » a été présenté en mars 2021 par les deux commissaires en charge de la question, Thierry Breton et Margrethe Vestager. L’objectif est notamment de faire passer la production européenne en microprocesseurs de 10 à 20 % de la production mondiale en valeur d’ici 2030. Des décisions encourageantes qui traduisent une prise de conscience que le numérique est bien un outil de puissance.
Ces bonnes nouvelles sont à nuancer. Dans le même temps, fin mars 2022, les États-Unis et l’Union européenne signaient un accord transatlantique sur le transfert des données personnelles numériques. Certes, cet accord n’est qu’une ébauche et doit être précisé et ratifié, mais beaucoup s’en inquiètent, car c’est un sujet de contentieux ancien entre États-Unis et Union européenne.
La Chine ,qui ne s’embarrasse pas avec les moyens, bâtit sa souveraineté numérique à marche forcée depuis trois ans. Ce qui a signifié une grande ambition dans les semi-conducteurs, mais aussi une reprise en main par le pouvoir chinois des grandes entreprises de la tech chinoise. Alibaba est la première visée.
Son fondateur et dirigeant Jack Ma a disparu trois mois à la fin de l’année 2020 après avoir critiqué le système financier chinois. La société a dû annuler l’entrée en Bourse de sa filiale de paiement en ligne, l’école de commerce fondée par Jack Ma a été fermée et lors de sa réapparition en public en 2021, il a vanté les efforts du régime communiste et la marche vers la prospérité commune.
Enfin, dernière tendance, les États s’affirment davantage, mais les GAFAM et autres n’ont pas dit leur dernier mot.
D’un côté, la pandémie a nettement renforcé la puissance de ces grandes firmes. Le chiffre d’affaires d’Amazon en 2020 a ainsi fait un bond de 40 % par rapport à 2019. De l’autre, les États ont toujours la possibilité d’avoir le dernier mot en bloquant l’activité de certaines firmes.
En Europe comme aux États-Unis, indéniablement, les critiques se resserrent sur ces firmes. Fin 2020, le comité anti-trust de la Chambre des représentants a publié un véritable réquisitoire contre les GAFAM, accusées notamment de tuer l’innovation et d’être des États dans l’État avec des ambitions sans cesse nouvelles.
Le démantèlement de Meta/Facebook est évoqué. Fin 2021, la Commission européenne réclamait plus de huit milliards d’euros d’amende à Google pour abus de position dominante. Aux États-Unis, des procédures ont été lancées contre la firme au nom de la procédure anti-trust. Mais les tensions géopolitiques internationales ne plaident pas pour affaiblir ces firmes aux États-Unis, ce qui constitue leur force. Avec 240 milliards de bénéfices en 2021, les quatre GAFA disposent d’une formidable trésorerie pour poursuivre leur expansion et plaider leur cause.
Finalement, c’est peut-être de la vulnérabilité de certaines firmes que naîtra un rééquilibrage avec la puissance publique. Les ambitions de Mark Zuckerberg se heurtent à la réalité. Facebook a dû renoncer définitivement à son projet de monnaie, baptisée d’abord libra, puis diem. La firme rebaptisée Meta veut croire au développement du métavers et des mondes virtuels, mais sa concrétisation paraît bien lointaine. Les employés eux-mêmes de ces firmes veillent à une certaine éthique et dénoncent, telle la lanceuse d’alerte Frances Haugen, le non-respect des principes humanistes dont elles se revendiquaient.
Conclusion
Le numérique va jouer un rôle de plus en plus déterminant dans les hiérarchies de puissance, seul un petit groupe de pays peut y jouer un rôle et ici, comme ailleurs, la rivalité sino-américaine est la plus sérieuse, même si la Russie se plait à jouer les trublions. Dans ces conditions, le numérique est devenu trop important pour être laissé aux seuls intérêts d’entreprises privées ou pour que les États l’utilisent sans contrôle des citoyens, c’est à dire de nous tous.
Si ces questions t’intéressent, tu peux suivre les travaux à l’IFRI du chercheur Julien Nocetti ou par exemple lire l’ouvrage de Pascal Boniface, Géopolitique de l’intelligence artificielle (2021).