Major Prépa > Ressource > Podcast > Turquie : Que va devenir le rêve ottoman d’Erdogan ?

Après 20 ans de pouvoir, Erdogan a-t-il rétabli la puissance ottomane ? En ce printemps 2023, les regards se tournent vers la Turquie. Les séismes qui ont touché le sud-est du pays le 6 février dernier ont fait 48 000 morts. Cette catastrophe naturelle a conduit au déplacement de deux à cinq millions de personnes et tendu une situation économique déjà très difficile du fait d’une forte inflation.
C’est dans ce contexte que se déroulent les 14 et 28 mai les élections législatives et présidentielles. Et elles sont susceptibles de rebattre les cartes politiques du pays. C’est l’occasion de proposer un tour d’horizon de la puissance géopolitique turque, après 20 ans d’exercice du pouvoir par Recep Tayyip Erdogan.
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La Turquie en quelques dates clés
Il y a 100 ans, le 29 octobre 1923, l’officier Mustafa Kemal, brillant chef de guerre devenu un charismatique leader politique, proclamait la naissance de la République de Turquie. Ceci après l’abolition du sultanat l’année précédente et le départ en exil du dernier sultan, Mehmed VI.
Kemal en devenait le premier Président et il gouverna son pays jusqu’à sa mort, en 1938. Sous sa présidence autoritaire, le pays fut complètement transformé, modernisé, débarrassé, selon son souhait, de l’emprise des forces cléricales obscurantistes. En 1934, l’Assemblée du peuple le nomma officiellement Père de la nation, Atatürk.
80 ans plus tard, en 2003, Erdogan, accède au poste de Premier ministre. En 2001, il est le confondateur du parti de l’AKP, parti de la justice et du développement, qui se présente comme musulman conservateur.
La Turquie aujourd’hui
Aujourd’hui, 100 ans après la proclamation de la République, 20 ans après l’accession au pouvoir d’Erdogan, quel est le visage et quelle est la puissance de la Turquie ? Alors qu’Erdogan a régné plus longtemps sur le pays qu’Atatürk, a-t-il transformé la Turquie comme son prédécesseur l’avait fait ?
Un double rêve l’animait : marquer la Turquie de son empreinte, afin de surpasser Atatürk dans le cœur des Turcs, et redonner à la Turquie la place, l’influence et l’aura qu’elle avait au temps de l’Empire ottoman. Il est vrai que la Turquie bénéficie d’une position géostratégique cruciale. Elle est un pont entre l’Europe et l’Asie et au carrefour de régions politiquement souvent instables : Proche-Orient, Caucase, Balkans.
Indéniablement, depuis 20 ans, la Turquie a fait une irruption remarquée sur la scène internationale. Mais c’est un pays difficile à cerner, passé maître dans le jeu de balancier entre pays. Pays d’un nationalisme ombrageux, obnubilé par la défense de son unité et de son intégrité territoriale, la Turquie a surpris ces dernières années par un activisme nouveau en matière de politique étrangère, à 360°, c’est-à-dire dans toutes les directions. Activant la carte musulmane chère à son Président.
Alors, après 20 ans de pouvoir, le rêve ottoman d’Erdogan de replacer la Turquie au cœur du jeu géopolitique mondial est-il atteint ?
Deux grandes coalitions politiques s’affrontent en Turquie
D’une part, l’Alliance populaire, dominée par l’AKP (le parti d’Erdogan) et alliée à un parti d’extrême droite. D’autre part, l’Alliance de la nation, qui regroupe six partis politiques rassemblés autour du parti héritier du kémalisme, le Parti républicain du peuple (CHP).
Ces six partis se sont entendus pour une candidature unique face à Erdogan en la personne de Kemal Kilicdaroglu. Surnommé parfois Le Vieux (il a 74 ans), ou le Gandhi turc, c’est un Kurde appartenant à la minorité alévie. Il incarne une force tranquille dont le programme est basé sur la restauration de la démocratie, la lutte contre la corruption, le respect du droit et la justice. Sa politique étrangère est basée sur la non-ingérence dans les affaires des pays voisins.
Au sein du parti kémaliste, il y avait des figures plus populaires, notamment le maire d’Istanbul. Ce dernier était mieux placé dans les sondages, mais le pouvoir l’a fait condamner en décembre dernier pour insulte envers de hauts fonctionnaires. Il a été déclaré inéligible.
Outre ces deux forces, il existe d’autres partis à gauche de l’échiquier politique. L’un d’entre eux pourrait bien être l’arbitre de la situation. Il s’agit du Parti kurde ou HDP. Avec 12 à 15 % des voix, son ralliement au candidat de l’opposition serait déterminant.
Le paysage politique turc
Pour comprendre ce paysage politique turc, il faut assimiler ce qu’est le kémalisme, passé et présent, et l’islamisme de l’AKP. Il faut aussi prendre en compte la donnée ethnique et territoriale kurde.
Le kémalisme
Il est né des orientations données par le Père de la Nation. Il est ainsi fondé sur un nationalisme ancré dans l’histoire de la jeune nation turque, attaché à l’unité nationale et à un État laïc, au sens donné par Kemal. La laïcité turque n’est pas assimilable à ce qui est en France la séparation de l’Église et de l’État. C’est un contrôle étroit de la religion majoritaire, le sunnisme, par une direction des affaires religieuses (le Diyanet) rattachée directement au Premier ministre ou au Président.
Ce vieux parti se définit volontiers comme social-démocrate et europhile.
L’islamisme de l’AKP
Il a évolué dans le temps. On peut définir l’islamisme comme une idéologie politique prônant l’instauration d’un État, où l’islam est à la base du fonctionnement des institutions, de la société et de l’économie. Depuis les années 1950, il existait un renouveau de l’islam en Turquie, perçu au travers du dynamisme de certaines confréries ou au port du voile.
En 1996, pour la première fois, un responsable islamique devenait Premier ministre. Mais dès l’année suivante, il est contraint à la démission par les militaires qui jugent l’islam politique dangereux pour les institutions. C’est dans ce contexte que naît l’AKP en 2001. Erdogan, l’un de ses fondateurs, a le souci de le définir comme un parti musulman conservateur (à l’image des partis chrétiens-démocrates européens). Il réclame plutôt une laïcité à la française, c’est-à-dire un moindre contrôle de l’État.
Mais depuis 2003, date à laquelle il est Premier ministre, l’AKP a évolué. Les références religieuses ponctuent tous les discours d’Erdogan. En 2012, il annonce vouloir former une génération pieuse et développe considérablement l’enseignement religieux. Il fait construire des milliers de mosquées et veut restaurer un ordre moral ultraconservateur. Mais ses tentatives pour pénaliser l’adultère ou encore interdire l’avortement sont des échecs devant les manifestations et protestations qu’elles provoquent.
Erdogan incarne donc non seulement un islamisme politique, mais également le nationalisme, qui est une composante que l’on retrouve dans les deux coalitions.
La question kurde
Elle est centrale dans le paysage politique turc. Les Kurdes, qui représentent 20 % de la population et surtout présents à l’est du pays, revendiquent la reconnaissance de la spécificité de leur identité culturelle. Et notamment le libre usage de leur langue, y compris dans l’enseignement.
Mais beaucoup de Turcs y voient le début de revendications séparatistes. Si le HDP est le parti qui entend représenter légalement leurs intérêts politiques depuis 10 ans, le PKK est une organisation politico-militaire, créée en 1978, qualifiée de terroriste par la Turquie, les États-Unis et l’Union européenne. Elle est en guerre avec le pouvoir central depuis 1984. Son chef charismatique, Abdullah Öcalan, est en prison depuis 20 ans.
Depuis 20 ans, sous Erdogan, le régime turc a évolué dans un sens de plus en plus autoritaire
Au fil des années, à partir de 2006, des réformes ont permis la prise en main de la justice par le pouvoir exécutif. Elles ont limité les libertés fondamentales, en particulier celle de la presse. Aujourd’hui, on estime que 95 % des médias sont acquis au pouvoir.
Le 15 juillet 2016, un complot d’officiers tente un coup d’État. Rapidement avortée, cette tentative est l’occasion pour Erdogan de parfaire sa mainmise sur tous les appareils de l’État et de criminaliser tous ses opposants. La répression qui s’abat sur ces derniers et sur les membres de la confrérie Gülen, confrérie musulmane autrefois alliée mais passée à l’opposition, est terrible. Cela débouche sur des purges, notamment dans l’armée, l’université et la fonction publique.
La réforme constitutionnelle de 2017 parachève l’évolution. Elle ouvre une nouvelle ère politique en Turquie, en transformant le régime parlementaire en une République présidentielle. En 2017, le poste de Premier ministre disparaît, les pouvoirs du Parlement sont réduits, alors que le Président peut gouverner par décrets-lois.
C’est ainsi qu’Erdogan a rassemblé dans ses mains un pouvoir considérable. Président élu une première fois en 2014, il est le chef (le roi, le Reis), un véritable monarque républicain. En réalité, la société turque est profondément fracturée. Entre, d’un côté, les modernistes, plus urbains et attachés à la laïcité, et de l’autre, la Turquie conservatrice et pieuse, issue de milieux plus modestes et plus ruraux.
La réforme constitutionnelle de 2017 n’est adoptée qu’à 51 % des voix. Une victoire étriquée, mais une victoire tout de même. C’est ce que veut reproduire Erdogan en 2023.
La Turquie
Sa population
C’est un pays de 84 millions d’habitants, plus grand que la France (780 000 km²). Ses frontières datent du traité de Lausanne de 1923 : elle est Européenne à l’ouest du détroit du Bosphore, Asiatique à l’est. C’est sur ce détroit que l’on trouve sa capitale économique, Istanbul, 15 millions d’habitants. Sa capitale politique depuis 1923, Ankara, au cœur de l’Anatolie, compte cinq millions d’habitants.
La souveraineté turque sur les détroits (Bosphore, Dardanelles) est reconnue depuis 1936 et les navires commerciaux y jouissent cependant de la liberté de navigation. Les Turcs comme les Kurdes sont des musulmans sunnites. Il existe cependant une minorité spécifique et souvent discriminée, les Alévis (environ 15 % de la population). C’est une minorité religieuse, assez proche des Chiites, même si elle s’en différencie, et qui a été à plusieurs reprises persécutée.
Avec un IDH de 0,8, un indice de fécondité de 2,1 enfants par femme à peine et une urbanisation à 75 %, la société turque (connectée à 74 %) est proche des sociétés européennes.
Son économie
En 2022, la Turquie est classée comme 23ᵉ puissance économique mondiale, mais la chute de sa monnaie, la livre turque, lui a fait perdre plusieurs places. C’est un PIB comparable à la Pologne, par exemple. Avec une croissance de son PIB depuis 20 ans en moyenne de 5 % par an, le pays mérite le qualificatif d’émergent.
L’économie turque est fortement tertiaire, avec l’importance du tourisme notamment. L’industrie et le BTP représentent néanmoins plus de 30 % du PIB. C’est un pays à revenu intermédiaire, capable d’exporter des biens à moyenne valeur ajoutée. La balance commerciale reste cependant déficitaire et le pays est dépendant de l’extérieur pour son approvisionnement en biens de hautes technologies, comme en énergie.
Cependant, la Turquie monte en puissance, notamment dans le domaine de l’armement. L’entreprise Baykar, dirigée par le gendre d’Erdogan, produit des drones militaires qui ont été vendus en Ukraine et en Azerbaïdjan. Le pouvoir contrôle, via des industriels qui lui sont liés, une partie de l’économie, notamment les appels d’offres dans le secteur du BTP.
Il existe une forme de corruption qui a été dénoncée lors du tremblement de terre de février. En 1999, le puissant tremblement de terre à Izmit avait conduit à la création d’un impôt spécial devant permettre la mise aux normes antisismiques des habitations. Mais son produit a largement été détourné. Son économie est très liée à l’Union européenne, avec laquelle elle réalise 40 % de son commerce extérieur et qui est à l’origine des ¾ des investissements réalisés dans le pays depuis 20 ans.
Recep Tayyip Erdogan
L’homme qui a accompli cette émergence en ouvrant l’économie de son pays
Erdogan avait 49 ans lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Il est issu d’un milieu modeste et populaire d’Istanbul, ses parents ont choisi pour sa scolarité une école religieuse, où il a appris l’art de la prédication. Erdogan en a conservé une grande maîtrise de l’art oratoire, qui lui a beaucoup servi en politique.
Il s’implique précocement dans un parti islamiste et c’est avec cette étiquette qu’il se fait élire maire d’Istanbul en 1994. Erdogan est un formidable animal politique, un caméléon selon certains. Il a compris qu’il faut adoucir le discours islamiste pour arriver au pouvoir sans inquiéter l’armée.
Les premières années, il joue la carte démocrate et se rapproche de l’Europe. Il obtient l’ouverture des négociations en 2005 et tend la main aux Kurdes, mais également à l’Arménie et à la Syrie des Assad. Il est même favorable à la négociation sur Chypre. Erdogan déroute ses opposants, tout en étant très habile économiquement.
Progressivement, lorsque certaines portes se referment, il infléchit son discours dans un sens plus religieux. Et lorsque l’opposition se renforce, comme en 2013, lorsque se produisent d’importantes manifestations nées de la défense du parc Gezi à Istanbul, il utilise la force.
C’est ainsi qu’au fil de la décennie 2010 et avec l’inflexion très marquée liée à la tentative de putsch de 2016, le régime devient de plus en plus liberticide. Erdogan est de plus en plus autoritaire, faisant le vide autour de lui au sein de l’AKP comme dans son palais présidentiel à Ankara. Ce dernier a été construit en 2014 et comporte 1 150 pièces. Celui qui voulait supplanter Kemal dans le cœur des Turcs ne semble alors avoir comme principale ambition que son maintien au pouvoir. Mais les ambiguïtés de sa politique étrangère finissent par la rendre illisible.
Erdogan a pu longtemps se prévaloir d’un bilan économique flatteur
Il a fortement libéralisé et privatisé l’économie, ce qui a conduit à un afflux d’investissements, notamment dans la décennie 2000. Le niveau de vie des Turcs a nettement progressé, ce qui a donné naissance à une bourgeoisie islamo-conservatrice qui lui est acquise.
De plus, l’État peut se prévaloir d’un endettement modeste et Erdogan est fier de faire rembourser par anticipation une dette contractée auprès du FMI. Pour le citoyen ordinaire, si Kemal a apporté le chemin de fer en Turquie, Erdogan, lui, a multiplié les autoroutes, ponts et autres infrastructures.
Cependant, la situation économique s’est dégradée ces dernières années. Pour stimuler la croissance, Erdogan impose des taux d’intérêt faibles qui dopent la consommation. Il n’hésite pas à limoger trois gouverneurs de la Banque centrale en moins de trois ans, car ils ne baissaient pas assez les taux d’intérêt à son goût.
L’endettement privé est considérable et, dans ces conditions, la livre turque s’est fortement dévaluée depuis 2018. L’inflation ne cesse de progresser et atteint 85 % officiellement en 2022, sans doute davantage. Les salaires ne suivent pas et le pouvoir d’achat chute. Les conséquences du tremblement de terre s’ajoutant, les prévisions de croissance sont à la baisse.
Erdogan aimerait faire oublier Mustapha Kemal
Les choix laïcs de ce dernier lui ont toujours déplu. Mais il ne peut pas le critiquer frontalement. La figure tutélaire de la patrie demeure intouchable. En effet, tous les ans, le 10 novembre à 9 h 5, deux minutes de silence sont faites à l’heure précise du décès d’Atatürk.
Erdogan multiplie au contraire les gestes pour réhabiliter l’Empire ottoman, coupable aux yeux de Kemal d’avoir conduit la Turquie à sa perte. Son héros est le sultan Mehmet II. Celui qui a conquis Constantinople, rebaptisée Istanbul, et transformé l’église Sainte-Sophie en Mosquée.
Cet article va parcourir cette histoire en quatre étapes : l’affirmation de l’Empire ottoman, son déclin, la Turquie kémaliste et post-kémaliste.
La Turquie actuelle correspond à peu près à la région de l’Asie Mineure
Dans l’Antiquité, celle-ci est partagée entre influence grecque et perse. La République romaine s’y installe dès le IIᵉ siècle av. J.-C. et l’Empire romain soumet l’ensemble du Proche-Orient à l’autorité de Rome. L’Empire se scinde au IVᵉ siècle et l’Empire romain d’Orient naît, plus connu sous le nom d’Empire byzantin. Sa capitale est Byzance, cité grecque sur le Bosphore, rebaptisée Constantinople en 330 apr. J.-C. Cet Empire survit encore près d’un millénaire, mais est de plus en plus menacé et réduit par l’arrivée de populations nouvelles.
Des Turcs originaires d’Asie centrale s’installent en Asie Mineure à partir du XIᵉ siècle, y apportant l’Islam sunnite. Mais le danger se renforce avec la tribu turque des Ottomans. Leur chef Osman bat les Byzantins en 1302 près de la ville de Nicée. L’Empire ottoman naît ainsi au XIVᵉ siècle. Il s’implante dans les Balkans et le sultan Mehmet II prend la ville de Constantinople aux Byzantins en 1453. Cela mettant un terme définitif à l’Empire romain millénaire.
Il rebaptise sa nouvelle capitale Istanbul. Au début du XVIᵉ siècle, le sultan Selim 1er ravit aux Mamelouks du Caire le titre de Calife. Le sultan ottoman devient dès lors le chef spirituel de tous les musulmans. C’est sous le règne de son fils Soliman le Magnifique (1520-1566) que l’Empire ottoman connaît son apogée. Il est surnommé « l’Empereur des deux mers et des trois continents ».
L’Empire ottoman
L’Empire s’étend d’Alger à la mer Rouge et au Golfe persique, sur les rives de la mer Noire, et domine tous les Balkans. Les chrétiens occidentaux stoppent ensuite cette expansion sur mer avec la victoire en Méditerranée de Lépante en 1571 sur la flotte turque. Puis sur le continent, par la résistance de la ville de Vienne qui fut deux fois assiégée par les Turcs. D’abord en 1529, puis à nouveau en 1683, mais elle résista à chaque fois aux assauts des janissaires, bachi-bouzouks et autres guerriers ottomans.
L’Empire ottoman est donc à cette époque à la fois balkanique, méditerranéen autant qu’oriental. Et ses souverains se présentent volontiers comme les héritiers des empereurs romains.
À partir du XVIIIᵉ et surtout au XIXᵉ siècle, l’Empire se « rétrécit »
Son influence recule en Afrique du Nord, l’Égypte s’émancipe dès 1841. En Europe, l’Empire ottoman doit progressivement abandonner les territoires conquis, notamment dans les Balkans, que convoitent Russes et Autrichiens.
C’est néanmoins toujours vers l’Europe que le Sultan et son Grand Vizir (son Premier ministre) regardent pour moderniser leur pays, notamment l’armée et l’administration. Lors de la guerre de Crimée en 1853-56, les Français et les Anglais font le choix de soutenir l’Empire ottoman pour contrer les ambitions russes en mer Noire. L’Empire russe avait déjà annexé le littoral au nord-est de la mer Noire et la Crimée à la fin du XVIIIᵉ siècle.
C’est encore pour obtenir le soutien britannique que l’Empire, surnommé alors la « Sublime Porte », autorise les Anglais à occuper l’île de Chypre. Cette influence européenne se traduit par l’adoption d’une Constitution en 1876, fondant un régime parlementaire.
L’influence est aussi économique et l’Empire devient à la charnière du XXᵉ siècle un pays très endetté, largement sous tutelle financière. L’Allemagne notamment, depuis Bismarck, a beaucoup investi dans le pays. Mais la situation politique s’envenime sous un souverain autocrate et la Révolution des Jeunes-Turcs en 1908 obtient l’abdication du sultan qui avait suspendu le parlementarisme.
Dans ce contexte de puissance déclinante, les appétits des Européens redoublent
En 1913, l’Empire ne conserve en Europe que la région autour d’Istanbul, tandis qu’Anglais et Français manifestent de l’appétit pour le Moyen-Orient. Le nationalisme turc se renforce. Et en 1914, l’Empire ottoman choisit le camp de l’Allemagne, le seul partenaire qui ne soit pas suspecté de visées territoriales. Il y voit une possibilité de revanche, notamment vis-à-vis de la Russie, ennemie de toujours.
Ce choix fut désastreux. Dans les provinces orientales, plus d’un million d’Arméniens ont péri, déplacés de force, victimes d’un génocide (terme que récuse la Turquie). Aux yeux des Alliés victorieux, ses dirigeants ont fait la démonstration qu’ils étaient inaptes à gouverner un pays formé d’une mosaïque de peuples et de religions.
Ils imposent au Sultan le traité de Sèvres en 1920, suprême humiliation qui réduit l’Empire à une partie seulement de l’Asie Mineure. Laissant aux Grecs des territoires à l’ouest, prévoyant un État arménien et envisageant un Kurdistan indépendant. Une situation inacceptable pour les Turcs.
La révolution kémaliste
Mustafa Kemal est un officier charismatique. Il s’est illustré lors de la bataille des Dardanelles et prend la tête en 1920 d’une véritable guerre d’indépendance. Il refuse la dislocation du territoire imputable aux forces extérieures et aux faiblesses internes – dont la responsabilité incombe alors au Sultan. Cette crainte demeurera permanente, désormais appelée le Syndrome de Sèvres.
Au terme de trois années de guerre, la Turquie chasse les Grecs et empêche la création d’une grande Arménie à l’Est. À l’intérieur, le Sultanat a été aboli en 1922 et un nouveau régime nationaliste se met en place à Ankara. En 1923, Kemal obtient des Alliés un nouveau traité, le traité de Lausanne, qui fixe les frontières de la Turquie actuelle. À la fin de l’année, Kemal devient le nouveau président d’une République turque qu’il entend à la fois turquiser, moderniser et occidentaliser.
L’Empire ottoman trop étendu et le califat qu’il assurait sont responsables à ses yeux de la déréliction du pouvoir politique. Il faut se concentrer sur les enjeux spécifiques de la Turquie et séparer la religion et l’État (inscrit dans la Constitution en 1928). Le califat est aboli en 1924.
Les réformes sont spectaculaires : adoption de l’alphabet latin, interdiction de la polygamie, du port du voile pour les femmes et du turban pour les hommes, développement de l’éducation sous le contrôle de l’État, vote des femmes dès 1934… Le kémalisme est ainsi un mélange d’autoritarisme et de nationalisme qui ne reconnaît pas les droits des minorités. Il s’agit de forger une identité turque, moderne et tournée vers l’Europe, tournant le dos à un passé impérial musulman présenté comme une période d’obscurantisme et de déclin.
Kemal meurt en 1938, toujours Président
La Turquie conserve une quasi-neutralité pendant toute la Seconde Guerre mondiale, avant d’entrer en guerre avec les Alliés en 1945. La crainte de revendications territoriales par Staline contribue à ancrer la Turquie dans le camp occidental. Membre du Conseil de l’Europe dès sa création, de l’OTAN en 1952, puis de l’OCDE, elle se rapproche de la CEE et signe avec elle un accord d’association dès 1963. Ce dernier, selon ce qui y est écrit, « facilitera ultérieurement l’adhésion de la Turquie à la communauté ».
La Turquie occupe une position stratégique sur le flanc sud de l’URSS, et Occidentaux comme Turcs sont gagnants à ces rapprochements. Il y a cependant un moment de fortes tensions en 1974, lorsque l’armée turque envahit la partie nord de Chypre pour y défendre les droits de la minorité turque. En 1950, le parti kémaliste (CHP) perd les élections et accepte l’alternance. Le parti démocrate, nouvellement au pouvoir, atténue le laïcisme militant et ouvre l’économie.
Pendant cette seconde moitié du XXᵉ siècle, le système politique turc est une démocratie parlementaire
Elle repose cependant sur un système sécuritaire (armée, haute administration) prêt à intervenir si le régime s’éloigne des principes kémalistes, nationalistes et laïcistes. C’est ainsi que l’armée intervient à quatre reprises : en 1960, 1971, 1980 et 1997, écartant parfois violemment le pouvoir civil en place. En 1960, le Premier ministre est arrêté et pendu. En 1997, la pression suffit à faire démissionner Erbakan, le premier Premier ministre islamiste que la Turquie ait connu.
Dans ces conditions, on comprend qu’Erdogan, islamiste de conviction, opte pour l’adhésion à l’Union européenne afin de renforcer la démocratie en Turquie. Ce qui signifie diminuer le rôle de l’armée, le principal obstacle au pouvoir de son parti. C’est ainsi, avec un discours modéré, europhile et présentant un islamisme soluble dans la démocratie, et alors que l’incurie du pouvoir a été démontrée lors du tremblement de terre de 1999, que l’AKP obtient 34 % des voix aux élections de fin 2002. Ce qui lui donne une majorité à l’Assemblée nationale.
20 ans plus tard, Erdogan est toujours là. Il a transformé en profondeur le système politique et la Turquie elle-même. A-t-il remis son pays au cœur de la géopolitique mondiale, puissance carrefour incontournable et respectée ?
Bilan de l’influence de la Turquie dans le monde
La suite de cet article va tenter de dresser un bilan de l’influence de la Turquie dans le monde, 100 ans après la naissance de la République et après 20 ans sous l’autorité d’Erdogan.
Erdogan a cherché à infléchir significativement l’héritage kémaliste
Atatürk estimait que le déclin du pays était lié à l’obscurantisme de l’Empire et à la charge du Califat. Il avait déclaré : « La nouvelle Turquie n’a plus lieu de penser à autre chose qu’à sa propre existence. Il ne lui reste plus rien à donner aux autres. »
Au contraire, Erdogan a alimenté le rêve ottoman. Il a célébré la grande épopée ottomane, commémorant annuellement la prise de Constantinople, rendant au culte musulman Sainte-Sophie. Erdogan a cherché à rappeler la vocation du pays à régenter l’Islam sunnite, au risque de se fâcher avec l’Arabie saoudite. Il se démarque là nettement de Kemal.
En revanche, le syndrome de Sèvres, c’est-à-dire la crainte d’une dislocation de l’État, explique un vif nationalisme partagé chez Kemal comme Erdogan. Une conception ethnique de la citoyenneté, d’où une attitude intransigeante face aux Kurdes et souvent discriminante face aux minorités comme les Alévis. Certes, Erdogan avait spectaculairement tendu la main aux Kurdes dans la décennie 2000, attitude correspondant aux aspirations européennes affirmées. Mais cela fut rapidement remis en cause. Ce n’est que l’un des revirements d’Erdogan.
Les relations Union européenne-Turquie ont largement conditionné la politique intérieure et la politique étrangère turques
La Turquie a eu un lien étroit et historique avec l’Europe. Après l’accord d’association de 1963 avec la CEE, elle dépose officiellement sa demande d’adhésion en 1987. La question des minorités et du respect de leurs droits, la place des militaires dans le pouvoir politique, la question chypriote, envenimant les relations avec la Grèce, ou encore l’état de l’économie expliquent le refus européen de lui reconnaître le statut de candidat.
Mais alors que les pays de l’Est européen préparent leur intégration à l’Union européenne, l’apaisement de la situation à Chypre permet la reconnaissance par le Conseil européen d’Helsinki en 1999 du statut de candidat à la Turquie. Sa population, aux 2/3, souhaite être Européenne.
Cependant, il lui faudra attendre encore cinq années pour que s’ouvrent les négociations. À cette date, en 2005, Erdogan aura fait passer des réformes clés qui permettent cette évolution. En particulier, le contrôle des civils sur l’armée est renforcé, les libertés fondamentales également (toutes choses dans l’intérêt des islamistes), la peine de mort est abolie et les droits des Kurdes mieux reconnus.
Aujourd’hui, tout est à l’arrêt, les négociations d’adhésion sont gelées, les relations entre la Turquie et l’Union européenne ont sombré dans un coma profond
Près de 80 % des Turcs pensent aujourd’hui que leur pays ne sera jamais pleinement admis. Pourquoi cette fracture ? Les torts sont partagés.
Côté européen, il faut l’unanimité des pays membres pour l’adhésion et les réticences exprimées par exemple par la France de Nicolas Sarkozy montrent rapidement que ce sera compliqué. Le fond du problème est bien que l’Union européenne n’a pas un projet politique clair et qu’intégrer un pays de cette taille impose d’abord de le définir.
Côté turc, au fil des années, l’hypercentralisation du pouvoir politique autour d’Erdogan et sa politique extérieure, ou vis-à-vis des Kurdes, éloignent la Turquie des standards européens. Le projet d’Erdogan n’est plus compatible avec les exigences européennes qu’il dénonce comme une nouvelle forme de domination. Il devient virulent dans ses discours, n’hésitant pas à qualifier plusieurs gouvernements européens de fascistes ou nazis.
En 2017, même Angela Merkel reconnaît que la Turquie n’a jamais été aussi loin d’une adhésion. Ainsi, si la Turquie fut à un moment donné la preuve de l’efficacité du soft power de l’Union européenne sur ses voisins, elle est aujourd’hui la démonstration de ses limites et de ses faiblesses. Comme le prouve l’accord migratoire passé en 2016 entre Merkel et la Turquie. La Turquie bloque les migrants sur son sol contre une aide financière de l’Union européenne, mais la porte reste ouverte à un chantage turc contre cette dernière.
S’éloignant de l’Europe, la Turquie a affirmé ses prétentions
Comme l’écrit Thomas Gomart, directeur de l’IFRI : « En quinze ans sous la houlette de l’AKP, la Turquie est passée du statut de contributeur marginal à la scène internationale à celui de puissance. »
Mustafa Kemal avait fait le choix d’une Turquie d’abord préoccupée par elle-même. À l’époque de la guerre froide, le pays était réduit au rôle d’État tampon entre Ouest et Est, et avec un Moyen-Orient agressif. La Turquie développait ses barrages en Anatolie sur le Tigre et l’Euphrate pour mieux contrôler les régions kurdes, au risque de nuire à ses voisins en aval (Syrie et Irak).
Il faut attendre néanmoins le XXIᵉ siècle pour voir s’affirmer une politique extérieure
Ahmet Davutoglu, le ministre des Affaires étrangères d’Erdogan à partir de 2009, défend l’idée que son pays doit faire de sa situation une force. Il veut une diplomatie à 360 °. C’est-à-dire qui ne regarde pas que vers l’Europe et basée sur la règle zéro problème avec ses voisins. La Turquie développe alors un soft power, notamment à destination du Sud. Erdogan fit 28 voyages en Afrique, où le nombre d’ambassades turques passa de 10 à 44.
Lorsque les Printemps arabes embrasent la Méditerranée en 2011, le pays y voit une opportunité. La Turquie ne pourrait-elle pas être un modèle pour le monde arabe ? Ce néo-ottomanisme n’est pas porteur de rêve de conquête, mais espère se tailler ainsi une vaste zone d’influence. La Turquie fait le choix de soutenir les Frères musulmans (en Égypte, en Tunisie, ou le Hamas palestinien). Elle s’oppose à Bachar el-Assad en Syrie, mais sa politique lui aliène les liens qu’elle avait jusque-là avec Israël, l’Arabie ou l’Égypte.
Erdogan s’est allié avec l’extrême droite nationaliste et sa priorité devient l’élimination du danger kurde
Il est prêt à intervenir en Syrie contre les Kurdes syriens, alors que ceux-ci mènent au premier rang la lutte contre Daech, à la grande satisfaction de la coalition internationale. Bref, le pays devient en décalage avec tous. À partir de 2016, Erdogan renvoie Davutoglu et sa politique étrangère devient plus agressive.
Le pays a des bases militaires au Qatar, en Somalie et au Soudan et étoffe son industrie d’armement. La Turquie affirme désormais des ambitions navales (au nom de la Patrie bleue). L’année 2020 illustre cet activisme diplomatique turc : intervention en Syrie, où son armée est durablement installée, pour empêcher la création d’une région autonome kurde. Mais aussi au nord de l’Irak avec des revendications sur des ZEE en Méditerranée, avec forage dans les eaux chypriotes et présence dans les eaux grecques. Intervention en Libye, incident avec une frégate française en Méditerranée occidentale, soutien actif à l’Azerbaïdjan dans sa guerre en octobre et novembre contre l’Arménie à propos du Haut Karabagh.
La politique étrangère d’Erdogan semble multiplier les coups pour faire oublier ses difficultés en interne
Il utilise un nationalisme revanchard, exaltant la grandeur passée de l’Empire et appelant à des aventures en mer Égée ou en Syrie/Irak. Ses relations avec la Russie illustrent parfaitement son opportunisme et sa capacité à tirer profit de coopérations ponctuelles.
Alors que beaucoup de choses les opposent (sur la mer Noire, la Syrie, la Lybie, l’Arménie…), Erdogan rejoint Poutine dans la dénonciation de l’Occident. Membre de l’OTAN, il commande des missiles S-400 à la Russie, rendant furieux les Américains. En 2022, il annonce son intention de rejoindre l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai, dominée par la Chine).
En fin de compte, ses acrobaties diplomatiques finissent par isoler la Turquie (dont le meilleur allié reste le Qatar). C’est alors que survient la guerre en Ukraine. En condamnant l’agression russe, qu’il qualifie d’illégale, Erdogan revient en grâce auprès de l’OTAN. Il joue ensuite un rôle clé dans les négociations permettant l’exportation du blé ukrainien via la mer Noire. Dans le même temps, il refuse d’appliquer les sanctions contre la Russie et rencontre à quatre reprises Vladimir Poutine. Il pose ses conditions à l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN. Une neutralité pro-russe en somme ?
Conclusion
Il semble bien que la diplomatie caméléon d’Erdogan illustre parfaitement le refus de bien des pays du Sud d’alignements contraignants. Affirmer sa pleine souveraineté, rechercher les meilleures opportunités et pour cela manier une ambivalence stratégique : la Turquie n’est pas la seule puissance émergente à agir ainsi. Mais elle a poussé cela plus loin que bien des acteurs, de manière parfois imprudente.
Selon l’adage connu du Cardinal de Retz au XVIIᵉ siècle : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment. Mais il n’est pas facile d’y demeurer. » Aujourd’hui, la Turquie se rappelle combien elle a aussi besoin de l’Occident, notamment pour des raisons économiques. Elle a accepté l’entrée de la Finlande dans l’OTAN et annonce qu’elle n’installera pas les S-400 russes. Erdogan semble s’assagir… avant le prochain dérapage, selon certains diplomates. À moins que sa défaite électorale ne laisse le pouvoir à Kilicdaroglu.
Certes, avec l’alternance, la confiance reviendrait avec les Occidentaux. Mais la Turquie restera un acteur qui tiendra à marquer son indépendance stratégique. Elle doit tenir compte de ses faiblesses énergétiques et des sujets de contentieux (Chypre, Syrie) qui demeurent.
Enfin, si le rôle de l’armée, longtemps garante des idéaux kémalistes, a diminué à l’intérieur, la Turquie dispose désormais d’une armée qui a pris contact avec les terrains extérieurs en Méditerranée comme au Moyen-Orient. C’est aussi un héritage des 20 dernières années.
Sélection bibliographique
La Turquie, un partenaire incontournable de Didier Billion (Eyrolles, 2021)
Sur le site de l’Iris, les derniers articles de ce chercheur sur la Turquie et son environnement
Radio France, France Inter. Podcast en cinq épisodes : Erdogan, la tentation de l’Empire de Claude Guibal (2023)
Russie-Turquie, Un défi à l’Occident ? d’Isabelle Falcon (Passés Composés, 2022)
La Revue Les Cahiers de l’Orient a publié d’intéressants articles sur la Turquie. Notamment le numéro 2017/3 n° 127
L’AKP et les défis de la puissance de Dorothée Schmid
La Turquie, de l’impossible adieu à l’Orient à un illusoire divorce avec l’Occident de Jean Marcou
15 juillet 2016 : le crépuscule des pachas ? de Tancrède Josseran
Les Ambitions inavouées : ce que préparent les grandes puissances de Thomas Gomart (Tallandier, 2023, avec un chapitre consacré à la Turquie)